mardi 30 décembre 2008

Dans le ventre, Alban Lecuyer

Elle s’est encore bourré tout l’intérieur. Jusqu’à déborder. Peut pas s’en empêcher. C’est chaque fois la même chose. Faut combler les vides. À tout prix. À s’en faire mal. Jusqu’à ce que ses pores éclatent et libèrent des perles d’arômes artificiels, de gélifiants ou de graisses végétales, toutes ces matières qu’elle a enfoncées de force dans son gosier.

L’appartement aussi déborde. Ce n’est pas du désordre, plutôt un trop-plein, une indigestion de nourritures entamées, pas finies, jetées en vrac après la crise. Un tube en forme de poing serré dégueule sa crème de marrons sous la table basse du salon, près des restes d’une tarte meringuée, un carton de pizza bâille devant la télé, du beurre de cacahuètes traîne renversé sur le lit, file sa poisse lustrée au milieu des draps défaits et partout, éparpillés sur la moquette, des paquets de céréales déchirés, des pots de crème glacée ou de pâte à tartiner pas rebouchés, des yaourts probablement périmés, des miettes de croissants, de chocolat ou de pain d’épices, tout ce qu’elle a ramené de la cuisine cette nuit. On trouve aussi des cubes de chamallows roses et blancs, ils sont tombés au hasard de ses envies, là où s’est essoufflé son appétit, sa dernière pulsion, certains ont été piétinés. Il y en a tout le long du couloir, jusqu’aux toilettes où elle tente à présent d’expulser ses excès et ses écœurements.

Elle ne s’est pas habillée. A simplement poussé le convecteur de la salle de bain à fond, la céramique de la cuvette est encore froide sous ses cuisses. Régulièrement elle tire la chasse, sans se relever. Laisse l’eau rebondir contre ses fesses puis recommence à se déverser, à s’évider dans une purge forcenée. Elle excrète sans pudeur tout ce que son corps ne peut retenir, tout ce qu’il porte de plus ou moins liquide, qui ne ressemble ni à un muscle ni à un tissu, tout sauf les organes en fait, certaine que le dégoût de soi s’évacue avec le reste, d’un coup de brosse à chiotte. Ça devait finir comme ça. Ça finit toujours comme ça : par une punition.

La peur du vide l’a ainsi forgée, dans un état d’insatisfaction permanent, frustrée par cette absence qu’elle ressent parfois dans l’abdomen et dont elle n’arrive pas à se débarrasser. Les indigestions n’y changent rien, ni les nausées, il y a toujours ce moment où un vent humide revient se faufiler à travers elle, et grignote sa carcasse, bouscule tout pour s’installer. Soudain elle a froid au-dedans, croit entendre des courants d’air siffler entre ses os, comment combler un vide qui n’existe pas ?

Avec les hommes, c’est pareil. Elle accepte, elle exige qu’ils la remplissent, autant qu’ils le veulent, tout ce qu’ils peuvent, car c’est à ce prix qu’en retour elle aime un petit peu. Mariés, handicapés, pervers, vieux, déformés, rien ne la rebute chez ceux qui présentent un trop-plein de désir à dégorger de toute urgence, pourvu qu’ils sachent l’en repaître correctement. Dans la rue, dans un bar, au cinéma, dans l’ascenseur, dans les toilettes d’un restaurant, d’un train ou d’une station-service, elle sollicite sans répit les spécimens les mieux à même d’accomplir leur besogne avec générosité et abondance, n’en a jamais assez, s’en veut de ne pas être étanche. Serrer les cuisses empêche de recevoir et serrer les dents n’empêche que de crier. Alors elle voudrait déborder, se répandre pour enfin rendre tout ce qu’elle ne sait pas donner.

Une fois, une seule, elle a cru exploser. Elle a senti son ventre se tendre, et vibrer comme la terre avant un séisme, quelque chose de violent sur le point d’arriver. Elle a compris qu’elle n’attendait que ça, une grosse déchirure là où elle avait mal. Elle n’a pas eu peur, s’est postée devant le miroir de l’entrée, les yeux grands ouverts à l’affût de cet instant où tout s’arrêterait enfin dans la jouissance d’un kyste qui éclate. Et puis les secousses se sont calmées, elle a ressenti une douleur là, en plein milieu, qui est partie avec le reste dans l’eau des toilettes.

Elle ne pense pas que ça recommencera un jour. Maintenant ils se protègent tous, la touchent sans la toucher, avec des caresses de latex, comme on enfile des gants avant de procéder à un examen gynécologique. Est-ce à ce point dégoûtant à l’intérieur d’elle qu’aucun d’eux n’ose y tremper sa chose sans l’avoir soigneusement emballée, hermétiquement conditionnée ? À la fin ils repartent tous avec ce qu’ils auraient dû lui mettre dans le ventre, le jettent à la poubelle ou l’abandonnent entre les draps, sans un mot d’excuse, et ça laisse une brèche, un trou béant qu’elle s’efforce ensuite de reboucher avec du sirop de glucose ou de la gélatine de porc, n’importe quoi d’autre, à force elle ne fait plus la différence.

Par la porte ouverte des toilettes elle regarde le jour se lever tranquillement sur la moquette du couloir, glisser jusqu’à ses pieds qu’elle trouve jolis. Son corps se réchauffe un peu, elle sait que ça ne durera pas. Tout à l’heure il faudra sortir. S’habiller, marcher dans la rue, prendre le métro, affronter les bousculades du supermarché et le regard des caissières. Les placards de la cuisine et le frigo sont presque vides, après la prochaine crise il ne restera rien.

Elle tire la chasse une dernière fois, promène une grosse poignée de papier sur ses fesses et ses cuisses trempées. Elle a entendu dire qu’on faisait ça dans certains pays, pour l’hygiène ou pour le plaisir, elle ne sait plus, en tout cas c’est agréable.

Elle a du mal à se redresser, et à tourner sur elle-même pour vérifier que l’eau a bien tout emporté loin d’ici. Ses hanches heurtent le porte-papier, puis la poignée de la porte, c’est à croire que les murs se sont rapprochés depuis qu’elle est entrée dans la salle de bain. Elle doit passer trop de temps dans cette position, assise sur la cuvette, la poitrine contre les cuisses, son corps a fini par prendre le pli. En réalité elle commence à se sentir à l’étroit, se demande si elle ne devrait pas déménager.

L’appartement est situé au dernier étage. D’ici elle n’entend rien, ni les voitures ni les trottoirs encombrés, elle ne voit rien, pas même les autres tours du quartier, à cette altitude le ciel devient opaque. Impossible de distinguer le beau du mauvais temps, la crasse du périphérique éclabousse tout sur son passage, jusqu’au soleil qu’elle ne voit plus que deux fois par jour, en avatar sur les cartes météo de la télévision. Parfois, accoudée à la fenêtre de la chambre, elle se demande si le monde extérieur existe encore. Si toute chose, lorsqu’on cesse de la regarder, ne risque pas de disparaître. Depuis combien de temps n’est-elle pas sortie de chez elle ?

En passant devant le miroir de l’entrée, elle prend le temps de s’observer. Avant, elle n’osait pas se promener nue, même quand elle était seule, même quand les rideaux étaient tirés. Maintenant, c’est différent. Elle joue à se surprendre, à s’espionner. Finalement, elle se trouve plutôt bien faite. Se dit qu’elle est une aubaine pour le voisin qui parviendrait à l’épier aux jumelles ou au télescope. Ses seins sont pleins, ses hanches et ses fesses aussi, tout le reste est bien tendu, les proportions sont respectées, la recette est réussie. Elle sait bien, elle, qu’on ne grossit pas, que c’est le monde autour de soi qui rétrécit. Elle s’en assure en appuyant son index contre son ventre contracté, de profil : oui, ça peut aller.

Les hommes lui parlent souvent de son ventre. En réalité, c’est pour lui qu’ils viennent parfois jusque chez elle, pour y réfugier leur tête et se noyer un instant sous ses ourlets, comme on le ferait avec une femme obèse. Ils disent que là-dessous les bruits du monde disparaissent, deviennent aussi inaudibles que lorsqu’on se laisse couler en apnée. Des inepties, toujours des inepties, de toute façon les hommes ne savent raconter que ça, c’est une manière de salir ce qu’ils ne peuvent pas posséder.

Avant de s’habiller elle soupèse ses seins, un dans chaque main ; ils lui paraissent lourds tout à coup. Elle les imagine gonflés de couleurs vives, de roses bonbons, de verts sirupeux, de rouges qui collent aux doigts et de jaunes qui fondent sur la langue, de tout ce qui rend son haleine perpétuellement sucrée et l’appétit lui revient déjà, elle ne l’attendait pas de si tôt. Elle se laisse tomber à quatre pattes et elle ingurgite, elle engloutit, elle engouffre tout ce qui traîne par terre, dans une formidable aspiration, proche de l’asphyxie, et tant pis si ça ne fait pas du bien, et tant mieux si ça fait mal. Les cubes de guimauve, le pain d’épices, la crème de marrons, le beurre de cacahuètes, les céréales au chocolat, à pleines mains, plein les doigts, plein la bouche, pas le temps d’avaler, faut obstruer cette brèche, vite, la colmater, plus de courant d’air, plus jamais. Ça porte un nom, cette manie de vouloir reboucher tous les trous, cette peur du néant, un nom de maladie grave, peu importe, elle l’a oublié, s’il le faut, si la faim lui fait défaut, elle s’en fourrera par d’autres orifices.

Évidemment elle préfèrerait qu’un homme s’y colle, après tout c’est à eux de s’occuper de ça. Les autres femmes l’ont bien compris, qui se laissent colmater par n’importe qui, dans n’importe quelle position, elle le sait, elle les a vues faire à la télévision, dans des téléfilms ou dans ces émissions où l’on enferme les gens, mais pour l’instant elle n’a pas le choix, elle doit se contenter de ce qu’elle a sous la main.

À bout de force elle tend le bras sous le lit, trop court, ne parvient pas à attraper le paquet de figurines gélifiées, griffe la moquette de rage, pèse de tout son poids contre le sommier, s’allonge, s’élonge, tous ses membres tendus vers le mirage multicolore, et quand ses doigts agrippent enfin le sachet en plastique, c’est de colère qu’elle le déchire, maladroite, intoxiquée, et les figurines s’échappent, sautent en l’air, elle les rattrape au vol avant de s’en prendre à un fond de crème glacée ramolli. Aucun plaisir là-dedans, ce n’est qu’un besoin, un besoin maladif d’étouffer sous les graisses, de s’en tapisser tout l’intérieur comme on applique un enduit, pour se protéger, pour qu’enfin cesse ce vent qui lui glace le sang.

Ça y est, la crise est passée. Elle s’essuie la bouche dans les draps, s’habille en vitesse. Le bouton de son pantalon coince, pas grave, elle tire sur le bas de son pull et tente de se rassurer une nouvelle fois devant le miroir de l’entrée.

Ce qu’elle voit est effrayant. Elle voudrait s’en cacher, s’en détacher, cependant quelque chose entrave ses mouvements et l’empêche de prendre la fuite ; le couloir est devenu si exigu tout à coup. Les murs lui écrasent le ventre, son ventre qui transpire contre la surface froide du miroir, c’est la seule partie de son corps dont elle ne peut distinguer le reflet ni les contours. Elle s’essouffle, toute sa peau la brûle et lui commande de ne plus bouger, elle n’ira pas plus loin. Son volume s’est encastré entre les traverses et les montants de la porte de la salle de bain, aucun moyen d’avancer ou de reculer. Ses membres se dilatent, prennent peu à peu la forme rectiligne de l’encadrement, son cou a triplé de volume, bientôt elle manquera d’air. Elle est prise au piège, bloquée face à ce miroir de fête foraine qui lui renvoie une image qui ne lui ressemble pas et la terrifie. Tout contre ses joues, presque odorant, l’écho de son visage se déforme, gondole en des masses indistinctes, c’est à peine si elle discerne encore les cavités des yeux et de la bouche. Pourtant, elle en est certaine, on ne grossit pas. C’est le monde autour de soi, ce monde de trottoirs trop étroits, de strapontins ridicules dans le métro, de caissières mesquines au supermarché, oui c’est tout cela qui se détraque et lui interdit de sortir.

De la chambre, à l’autre bout du couloir, ne subsiste qu’un mince rectangle de lumière, bien moins large qu’elle, le reste de l’appartement a pratiquement disparu, comment est-ce possible ? Si ce n’est pas elle qui grossit, ni le monde qui s’affaisse, alors c’est le creux à l’intérieur d’elle qui enfle, cette enfonçure que d’autres ont laissée en se retirant trop vite. Elle voudrait crier mais c’est dedans que le son se propage, jusque dans l’espace de son estomac où gargouillent déjà les rires des caissières, le fracas des caddies, des distributeurs automatiques et des rayonnages, de toutes ces choses à angles droits qui lui déchirent le ventre et la réveillent la nuit. En fin de compte, rien de tout cela n’a vraiment existé en dehors d’elle. Elle contient tout le reste, tous ces hommes qui se sont installés en elle et n’en ressortiront jamais, ni par la bouche ni par ailleurs, qui l’ont envahie jusqu’à la nausée, comme on colonise une planète à l’abandon. Demain, dans une heure, tout de suite, elle retournera aux toilettes. Quand elle aura digéré ce monde qui la rend malade, elle tentera de l’expulser. Et de l’oublier. Une bonne fois pour toute.

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