mardi 30 décembre 2008

La dernière feuille de glycine, Françoise Cohen

Cette histoire se déroule à New York, au cours de l’année 1991.

Le moins que l’on pouvait dire, c’est que Jimmy N. portait fièrement ses 82 ans. Il continuait d’exercer son travail de scénariste, plus par goût que par nécessité. A Manhattan, sur la quarante-quatrième rue, il était connu pour sa tignasse blanche, sa démarche assurée et son sourire bon enfant. Un voisin, parfois, reconnaissant son nom au générique d’un film, l’abordait en le voyant sortir de chez lui, entre la neuvième et la dixième avenue, pour le féliciter. Jimmy N. n’en éprouvait pas de l’orgueil mais une joie qui s’ajoutait aux cent autres petites joies de sa vie quotidienne.

Cette année-là, deux évènements vinrent bouleverser le cours de son existence.

D’abord, au mois de janvier, il rencontra Claudio, jeune peintre sud américain, à la gare de Madison Square Garden. Le jeune homme, à la barbe longue et aux vêtements fripés avait attiré son attention. Assis sur son paquetage, étranger à l’agitation ambiante, il dessinait. Lorsqu’il s’approcha de lui, Jimmy sentit une qualité d’air différente : une bulle de silence l’entourait et le protégeait. Le jeune homme se redressa et l’accueillit d’un regard lumineux. La conversation s’engagea naturellement entre les deux hommes, se prolongea et dura tant qu’on aurait dit deux amis qui se retrouvaient après des années de séparation. Le croquis auquel il travaillait n’était pas celui d’un amateur : le coup de crayon était sûr, la composition parfaitement équilibrée et la perspective irréprochable. Claudio raconta comment il avait quitté son Argentine natale pour voir du pays, des musées surtout, précisa-t-il, afin de parfaire son éducation artistique. Jimmy apprit aussi qu’il avait pour unique logement la gare où ils se trouvaient et lui proposa de l’héberger temporairement, chez lui, non loin de là, dans le West Side (quartier ouest de la ville). Sans hésiter, Claudio accepta l’offre généreuse.

Jimmy se sentit heureux, il avait toujours aimé les artistes. De plus, il était habituellement plus à l’aise avec les jeunes qu’avec les personnes de son âge. Et celui-ci lui rappelait son fils, David, parti au loin, et qui ne lui téléphonait qu’une fois par an pour son anniversaire. « Mais c’est gentil d’appeler pour votre anniversaire », avait remarqué son amie, Barbara K. « Pensez-vous, c’est pour vérifier que je suis toujours en vie ! »

Claudio n’était pas un profiteur. A peine installé chez Jimmy, il mit tous ses talents à sa disposition : en plus de bricoler et réparer, il rangeait et nettoyait mieux que quiconque. L’appartement brillait comme un sou neuf, les robinets ne fuyaient plus, la sonnette marchait enfin, les livres entassés sur le sol avaient maintenant pour les accueillir de nouvelles étagères sciées et vissées au mur par les soins de Claudio. « Quel homme habile et industrieux, ce Claudio ! Il a des mains en or», disait Jimmy à qui voulait l’entendre. « Je ne regrette pas de l’avoir logé chez moi. C'est le Bon Dieu qui me l'envoie !» Il ne croyait pas si bien dire.

Le reste du temps, Claudio peignait et son ami se chargeait de vendre ses compositions à l’une de ses nombreuses connaissances. Le soir, tandis que Jimmy retouchait un scénario, Claudio jouait de la guitare. Il avait tous les dons, ce garçon. La veillée se prolongeait tard dans la nuit, car les deux hommes aimaient profiter de ces heures où la plupart des gens abandonnent le terrain pour aller tout bonnement se coucher.

Les mois avaient passé à New York, et dans les jardins, le printemps fleurissait. L’appartement de Jimmy N. donnait sur une jolie cour en briques dont l’un des murs, celui qui faisait face à ses fenêtres, était couvert de glycines. A cette époque, c’était une explosion de fleurs bleues et mauves se déployant en longues grappes et mariées avec un art dont seule la nature est capable. C’est alors que survint le deuxième évènement notable.

Jimmy s’était rendu à Brooklyn chez une voyante que l’un de ses amis lui avait chaudement recommandée pour la justesse de ses prédictions. Il est probable que s’il n’avait pas eu cette idée saugrenue, rien de tout cela ne serait arrivé.

- Voulez-vous la vérité ? avait demandé d’emblée Bégonia, la gitane.

- Mais, bien sûr, c’est pour cela que je suis ici.

- Alors, posez votre question.

- Voilà, je voudrais savoir combien de temps il me reste à vivre. Vous comprenez, à mon âge, on y pense et je voudrais bien pouvoir m’organiser.

Jimmy s’attendait à ce qu’elle examine la paume de sa main, ou une quelconque boule de cristal, mais Bégonia se contenta de lui prendre les mains et de les serrer fortement dans les siennes. Elle ferma les yeux et plongea dans une sorte de méditation qui parut très longue à Jimmy. Elle lâcha enfin ses mains, rouvrit les paupières et le fixa de ses yeux noirs et perçants. La voyante déclara d’un ton indéfinissable :

- Payez-moi d’abord ; après, qui sait ? vous ne voudrez peut-être plus.

En dissimulant un léger tremblement, Jimmy acquitta le prix de la séance et attendit. La révélation arriva :

- Votre chemin de vie touche à sa fin. Vous ne passerez pas l’hiver. Lorsque la dernière feuille des glycines qui ornent votre cour tombera, vous mourrez.

Il n’obtint pas un mot de plus que ce verdict impitoyable, malgré ses questions et ses supplications.

Pendant le trajet de retour à la maison, au volant de sa voiture, Jimmy pensa que son fils David n’aurait plus à lui souhaiter son anniversaire. En serait-il soulagé ?Il pensa aussi que cette « diseuse de bonne aventure » était plutôt un oiseau de mauvais augure. Il garda son terrible secret, mais son front soucieux ne tarda pas à intriguer Claudio.

- Un ennui, Jimmy ?

- Non, non, rien de grave.

- Je crois que vous me cachez quelque chose... Je pourrais peut-être vous aider.

- Ni toi, ni personne, Claudio, ne peut rien pour moi.

Une ancienne expression de sa grand-mère revint soudain à l’esprit de Jimmy : « Que la mort t’oublie ! » Il avait l’impression de n’en comprendre le sens que maintenant. Mais comment la mort pourrait-elle l’oublier ?

Claudio continua de travailler à son tableau, en soupirant. Jimmy remarqua alors que son chevalet faisait face à la fenêtre et qu’il semblait prendre la cour pour modèle.

- Pourquoi peins-tu cette cour ?

- Et pourquoi pas ? répondit le peintre, un peu surpris par la question. Ces glycines en fleurs sont magnifiques et leurs teintes mauves bleutées sur fond de rouge brique sont du plus bel effet. Ne trouvez-vous pas ?

- Oui, c’est très beau.

La précision du trait de Claudio, la justesse de sa palette étaient telles que Jimmy croyait voir deux versions identiques et juxtaposées du même décor.

- J’ai une idée, dit Claudio, je vais peindre plusieurs fois ce paysage à des saisons différentes, un peu comme Monet et sa cathédrale de Rouen. ça vous plaît ?

Jimmy ne répondit pas. Il pensait qu’une histoire singulière était en train de s’écrire sous ses yeux, mais que cette fois-ci, il n’en était ni l’auteur ni le maître, elle lui échappait totalement. Il lui restait bien peu de saisons à vivre, bien peu de tableaux de Claudio à admirer. Par la fenêtre ouverte, le parfum sucré des fleurs de glycines embaumait le petit appartement. Il frissonna malgré la douceur de ce mois de mai new yorkais.

Les semaines et les mois passèrent. L’été s'acheva, l’automne s’installa. Jimmy était souvent maussade, il avait perdu son côté enjoué d’éternel jeune homme. Claudio peinait à le distraire. Il n’avait même plu le goût de l’écriture. Pourquoi composer des scénarios pour des films qu’on ne verra jamais ?

Un soir, Jimmy observait par la fenêtre, comme il le faisait de plus en plus souvent, les feuilles de glycine maintenant jaunies. Il semblait plongé dans une profonde et sombre contemplation. Quelques trous dégarnissaient le feuillage, laissant à découvert par endroit le mur en briques rouges de la cour. Claudio, n’y tenant plus, lui dit :

- Jimmy, me considérez-vous comme votre ami ?

- Quelle question, Claudio, tu le sais bien.

- Non, je n’en suis pas si sûr. On partage tout avec un ami, et voilà des mois que quelque chose vous ronge, je le sens, même si vous vous obstinez à me le cacher.

Alors Jimmy raconta au jeune peintre sa visite à la voyante de Brooklyn, cause de son tourment.

Claudio était interdit. Il avait fait toutes sortes de suppositions, mais aucune ne ressemblait, même de loin, à cette réalité-là.

- Après tout, cette Bégonia n’est peut-être qu’une fieffée menteuse qui en sait autant que moi sur le destin des gens !

- Non, j’ai retourné cent fois ses paroles dans ma tête, et il n’y a pas de doute possible. Comment a-t-elle fait pour deviner que des glycines grimpaient sur le mur de ma cour ? Et d’abord, comment savait-elle que mes fenêtres donnaient sur une cour ? Non, cette femme est une authentique voyante, je suis bien obligé de la croire.

- Ne peut-on tromper la mort ? murmura Claudio, dans une ultime tentative pour résister à l’emprise de cette Cassandre.

Les deux hommes restèrent en silence dans le soir tombant. Claudio sentit une grande tristesse pour son ami. Il comprenait soudain comme il tenait à lui et combien le secret avait dû être lourd à porter tout seul. Il entoura ses épaules de ses bras et serra Jimmy contre son coeur. Il fredonna sans s’en apercevoir une ancienne berceuse argentine, ressurgie d’un coin de sa mémoire. Jimmy n’était plus qu’un petit enfant désemparé, que lui, Claudio, berçait dans la pénombre. C’est à ce moment-là sans doute que l’idée commença à prendre forme dans la tête du peintre.

La vie, cependant, continuait : Claudio peignait, prenait soin de la maison, tandis que Jimmy s’était remis au travail : il supervisait maintenant les scénarios de jeunes collègues inexpérimentés. Le froid arriva, et avec lui, le vent et les tempêtes. Dans la cour, les feuilles de glycines tombaient une à une. Claudio et Jimmy n’avaient plus reparlé de la prédiction de Bégonia. C’était un secret. Chacun portait en lui une part de la même angoisse ; jusqu’à ce matin du 3 novembre 1991.

La radio annonça une très forte tempête pour la nuit suivante. L’alerte météo était lancée. Les vents allaient atteindre une vitesse impressionnante, le thermomètre descendre bien au-dessous de zéro. Jimmy et Claudio, qui buvaient leur café, levèrent la tête en même temps, et leurs regards effarés se croisèrent en un éclair. Ils avaient eu la même pensée.

Jimmy se réfugia dans sa chambre, se coiffa de sa kippa et jeta son châle de prière sur ses épaules. Claudio, pour la première fois, l’entendit réciter en hébreu : « Shema Israël... Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un. » Alors, Claudio sut que le moment était venu et qu’il était temps d’agir.

Le vent se leva vers sept heures du soir et le tonnerre commença à se faire entendre. Sur le mur en briques, il restait trois feuilles de glycine.

Au dîner, Jimmy était crispé. Il avait passé la journée hors de la maison à mettre en ordre ses affaires. Claudio qui avait versé une bonne dose de somnifère dans le verre de son ami, en attendit l’effet. Il ne tarda pas à se faire sentir. Jimmy s’endormit sur le divan.

Claudio put mettre son plan à exécution. Un coup d’oeil dans la cour lui apprit que le temps pressait : deux feuilles de glycines résistaient encore aux bourrasques de vent. Il mit des couleurs sur sa palette, prit ses pinceaux, une torche et descendit dans la cour. Il se saisit de l’échelle qui était toujours rangée dans le même angle et l’appuya contre les briques. Le vent redoublait d’intensité. Il monta prestement jusqu’à la hauteur du feuillage. Il ne restait plus qu’une seule feuille. Le froid vif et pénétrant engourdissait ses membres. Lui, sans y prendre garde, à la lueur de sa petite torche et des éclairs qui illuminaient la nuit, se mit à peindre une feuille sur le mur. Le procédé du trompe -l’oeil n’avait aucun secret pour lui. Il utilisait son petit pinceau habituel, à pointe très fine, et de la peinture à l’huile, résistante aux intempéries. Au moment où il achevait son travail minutieux, l’ultime feuille se détacha du mur. Une angoisse l’étreignit. Il ne suffisait pas de tromper l’oeil humain, cette fois-ci. Claudio resta un moment sur son échelle, la palette dans une main, le pinceau dans l’autre, comme hébété. Il ne sentait plus ses jambes, la tête lui tournait. Il réussit tant bien que mal à descendre et à mettre pied à terre. Pourquoi avait-il si froid ? C’est vrai qu’il n’avait même pas pensé à mettre un manteau pour sortir et que la pluie glacée, qui à présent martelait le sol en cadence, ruisselait sur ses cheveux, ses oreilles, son corps tout entier.

Il regagna lentement l’appartement où Jimmy dormait toujours. Le jeune homme tremblait et le souffle lui manquait. Il alla se coucher sans bruit.

Le lendemain matin, un cri l’éveilla : « Je suis vivant ! Vivant ! ». C’était Jimmy qui le secouait sans ménagement :

- C’est incroyable ! Il reste une feuille ! Regarde, Claudio, regarde ! Mais, qu’as-tu ? Tu es si pâle ; ça ne va pas ?

Claudio, brûlant de fièvre, ne put articuler le moindre mot.

Jimmy fit venir un médecin qui diagnostiqua une pneumonie sévère et ordonna l’hospitalisation d’urgence. Jimmy resta au chevet de son ami plusieurs jours, jusqu’à la fin. Claudio s’éteignit à l’hôpital, le 10 novembre, un sourire sur les lèvres. Il avait vingt-cinq ans.

Inconsolable, Jimmy N. décida aussitôt de déménager, loin de la quarante-quatrième rue, et trouva un appartement sans cour et sans plante grimpante. Il y vit peut-être encore aujourd’hui. Qui sait ?

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