mardi 30 décembre 2008

L’adieu aux larmes, Sophie Spandonis

À Sandra


« La luz de un fósforo fue
nuestro amor pasajero.
Duró tan poco... lo sé...
como el fulgor
que da un lucero... »
(Enrique Cadícamo)


Il faisait presque nuit. La pluie avait cessé. L’appartement était imprégné d’une chaleur moite et enveloppante. J’avais cherché l’accalmie en vain. Seul le ciel avait retrouvé la paix, sa lune indifférente, haut perchée. Je tournais. Lisais et relisais. Son dernier message, qui m’avait bouleversée. Il était parti quelques semaines auparavant, pour une tournée de deux mois en Espagne. Un beau succès et une aventure magnifique, m’écrivait-il. L’équipe l’avait engagé à poursuivre dans d’autres pays. Et je venais de comprendre que, probablement, il ne reviendrait pas. Qu’il était de passage, qu’il continuerait son chemin, comme il l’avait toujours fait, changeant de continent, d’occupation, de visages, de langue, étreint par le mouvement. Il n’avait rien ici, ou si peu, et ses quelques affaires de voyageur sans bagage n’étaient pas de nature à le faire rentrer. Il m’avait moi, son amie. Moi. Un amour si grand, à la taille du monde… comme il l’écrivait, un flux que tout barrage eût tari. Nous habitions à quelques pâtés de maisons l’un de l’autre, de part et d’autre de la grande avenue où je m’apprêtais, une fois encore, à prendre le bus. Car moi, je restai là, où nous nous étions rencontrés, venant chacun d’ailleurs. À la croisée des chemins.
Le mieux était sans doute d’aller au cinéma. Me perdre un moment dans la fiction. Peu importe laquelle. Oublier un moment que je lui avais écrit l’endroit de moi que tu habites est douloureux, quelque part entre mon sexe et mon front. Ça change. Tu voyages. Quand le bus s’est arrêté, depuis plusieurs heures déjà, il habitait mon ventre. Un peso… annonçai-je au conducteur en guise de salutation. Après avoir laissé tomber les pièces dans la machine, j’ai cherché mon refuge. À l’avant, à l’arrière, au milieu, à droite, à gauche. À cette heure-là, tout était possible. Le faible éclairage différenciait à peine l’intérieur de l’extérieur. Dans la pénombre, les yeux d’un homme m’arrêtèrent. Un regard à la fois intense et voilé. Il me fixait. L’homme devait avoir quarante ans, cheveux mi-longs, barbu, comme ceux d’ici. Habillé de gris, les mains posées à plat sur les genoux, le dos légèrement voûté. Une écharpe bleue autour du cou, dans l’atmosphère pesante. Je me sentis mal à l’aise. Un type bizarre, comme il y en a tant. Un simple peut-être. Un paumé. Un myope. Un pervers ? J’avançai en regardant ailleurs, essayant de garder un équilibre précaire alors que le bus avait redémarré. Et je me retrouvai assise à côté de lui. Sans le vouloir et sans hésiter. La répulsion du vide, quelque chose comme ça. Ou l’étrange attraction de ses yeux que j’avais fixés une seconde à peine, trop longtemps pour m’y soustraire.
Je regardai droit devant moi, pour ne pas tourner la tête de son côté. Ne pas croiser son regard, ne pas lui donner l’occasion de m’aborder. Aucune envie de sortir de moi. Pas même de me distraire au spectacle de la rue. Alors je fixai la nuque du chauffeur, son visage en éclats dans les trois miroirs aux bords ouvragés placés en haut du pare-brise portant encore les traces de la pluie, l’image d’un Saint en rouge sur une image plastifiée, une peluche aux couleurs marine et jaune d’un club de foot, un petit drapeau orgullosamente argentino. L’autoradio en sourdine égrenait des informations… Demain, il ferait meilleur. Un beau succès et une aventure magnifique. J’en suis très heureux. Je vais dire oui, je crois, à leur proposition. On continuerait par la Belgique, et puis un festival en France, l’Allemagne peut-être. Il est question du Maghreb, mais ce n’est pas encore bien défini. Une histoire de plusieurs mois. Une histoire de plusieurs mois… comme la nôtre. Le bus avançait cahotant et nerveux. Quelques passagers entraient et sortaient. Le chauffeur exécutait tranquillement sa chorégraphie : arrêter, ouvrir, laisser monter, surveiller ceux qui descendent, appuyer sur la commande de la machine délivrant les billets, coup d’œil à l’intérieur du bus, dehors sur le trottoir, dehors sur la chaussée, fermer, repartir, parfois repartir puis fermer. Si vite que ses gestes paraissaient simultanés. Ou c’est moi qui perdait peu à peu la conscience de la durée, tout entière dissoute dans ce plusieurs mois qui flottait dans ma tête.
Je sentais la présence de l’homme à côté de moi. Intense et voilée. Je finis par jeter un regard furtif, intriguée. Il avait le visage légèrement tourné et regardait par la fenêtre. Fausse alerte, erreur de diagnostic concernant l’origine de mon malaise diffus, un voyageur comme les autres. Je retournais à lui qui ne reviendrait pas, à la fraîcheur de ses mots et de ses gestes qui m’avaient lavée, pour un temps, des questions. Apaisée que j’étais depuis que je le connaissais. Les larmes ont commencé à couler, très douces, très fines, l’une après l’autre, sans se bousculer. Deux filets bien réguliers dessinés sur mes pommettes, le creux de mes joues, mes maxillaires, mon cou. Je continuai de regarder droit devant, sans bouger, la tête tenue, sans essayer de trouver un mouchoir dans mon sac. Entre la jouissance de l’expulsion et la crainte d’en troubler l’ordonnance et la quiétude au milieu des spasmes du bus. Ces larmes qui lui ressemblaient à lui et qui, devenues miennes au hasard d’un mouvement brusque, se transformeraient en un torrent heurté et tonitruant.
Quelque chose avait changé sur ma gauche. Comme un imperceptible déplacement d’air. Je tournai la tête. De profil, l’homme pleurait, regardant droit devant lui. Deux filets de larmes se perdant dans sa barbe. Il ne peut pas me faire ça à moi, pas là, pas maintenant. Enragée soudain. Une voix haineuse… Pourquoi tu pleures ?... Hein, pourquoi tu pleures ?... Il tourna la tête vers moi, interdit… Je pleure de te voir pleurer… me répondit-il la gorge serrée, les épaules rentrées, surpris. Pourquoi cette question ? Comment ne le comprenais-je pas ? Les quelques voyageurs devaient avoir tourné les yeux et tendu l’oreille, le chauffeur surveiller la scène dans l’un des miroirs. Un pas supplémentaire dans sa chorégraphie. C’est moi maintenant qui restait interdite… Non, je ne le comprenais pas. Qui était-il pour me voler mes larmes, cette part en moi de lui absent, qui n’en finissait pas de me caresser les joues et le cou ? Mais pourquoi, tu pleures ? On ne se connaît pas ! Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu me prends, toi le bizarre, le pauvre type. Tu te rends compte ? Voilà, tu as gagné, à toi le torrent. T’es content ? Mais de quoi tu te mêles ? Je ne t’ai rien demandé, moi ! Rien... Rien… ma voix déraille. Mon visage tout entier trempé soudain, rouge, échauffé, l’air qui me manque, la morve mêlée au sel. L’homme contemple le désastre, l’air inquiet. Je t’en veux. Je t’en veux tellement. Ne te mets pas dans cet état-là, s’il te plaît… s’il te plaît… je ne voulais pas te mettre en colère… je ne voulais pas te faire de mal… Il pose sa main sur mon bras. Je m’en libère d’un geste brutal… c’est juste que… continue-t-il… c’est venu comme ça… s’il te plaît… Il me regarde, avec tristesse. Hasarde un sourire, à l’étroit entre les deux filets de larmes persistantes… D’être à côté de toi, je ne sais pas… Déjà quand tu es entrée… Quoi ? quand je suis entrée ?... Il détourne les yeux et semble hésiter… chercher au fond de lui… je ne sais pas, tu n’étais pas comme les autres, ceux qui étaient entrés avant… tu semblais pleine, comme un paquet mal ficelé, qui essaye mais n’arrive pas à bout de son contenu… je me demandais ce qu’il y avait dedans… Il avait une voix grave, dont les échos se perdaient déjà au fond de mon ventre. Je me rendis compte que je m’étais arrêtée de pleurer. Nous nous regardâmes en silence. Excuse-moi… De quoi ?... D’avoir crié comme ça… C’est rien, t’en fais pas… Lui aussi s’était arrêté de pleurer… Le malaise avait pris un autre tour. Je me sentais comme déplacée. Assise dans la pénombre, à côté de cet inconnu, nos visages luisant comme le pare-brise du bus. Un paquet mal ficelé, oui, qui n’avait pas résisté aux assauts du voyage, gisant épars. Ouvert malgré moi et malgré lui par le mauvais destinataire. Maintenant, c’était fait. Je lui dis Un chagrin d’amour, on peut résumer ça comme ça… Il m’écoutait silencieux, les yeux baissés vers ses mains qui avaient retrouvé l’appui de ses genoux. C’était sa manière de se caler et de résister aux chaos du véhicule. Je vois... Un chagrin d’amour, la disparition de qui tu aimes, quoi d’autre, pour pleurer comme ça ?...
Je sursautai. Une femme, debout en attendant l’arrêt, avait perdu l’équilibre et s’était appuyée sur mon épaule. Rapides excuses murmurées, son visage déjà détourné, elle descendit. Ça t’arrive souvent de pleurer avec les autres comme ça ?... ou je suis une privilégiée ? Ses yeux se plissèrent d’abord, puis le sourire glissa vers ses lèvres. Non… je ne suis pas pleureur de métier, répondit-il content de sa réplique… mais ne le prends pas comme un privilège, non plus… ajouta-t-il soudain détendu. La conversation s’était invitée, discrète. Et que fais-tu alors, dans la vie, si tu n’es pas pleureur professionnel ?... J’aurais pu imaginer psy, médecin, musicien, confesseur peut-être, confiseur ?… Exilé, si ça avait été un métier. Ou me préparer à une surprise, policier, militaire, employé de banque ou astronaute, à la mesure de celle qui m’avait ouverte à lui… Je suis électricien. Rien à voir avec un pleureur, hein ?... Non, répliquai-je, ça te va très bien, électricien, moi ça me plaît bien… Il rit en silence… Un travail comme un autre, tu sais, pas désagréable. J’ai une femme et deux enfants. Alors voilà… Et toi ? Que fais-tu, à part avoir un chagrin d’amour ?... J’essayai de tisser les fils pour fournir une réponse aussi limpide que la sienne… Ce n’est pas très précis pour l’instant… Je suis arrivée il y a quelques mois… Il pencha la tête… Oui ton accent, il dépasse aussi du paquet mal ficelé, tu ne peux pas le cacher… Je souris et continuai, à peine plus sûre de moi… Je travaille avec des artistes… Tu les aides, c’est ça, à se faire connaître ?... Non, non, je fais des choses avec eux, des sculptures, des compositions avec des objets ou des morceaux d’objets… Dans le genre petits paquets mal ficelés ! tu vois… Je crois, oui…

Il avait l’air fatigué. Sa journée de travail. Ou notre rencontre. Les deux sans doute. Tu rentres chez toi ? demandai-je. Oui…J’habite loin, presque au terminus. Et après, il faut que je marche encore un peu. Mais la maison est bien, c’est tranquille, et on a un petit jardin. En général, je m’endors dès que je monte dans le bus… Aujourd’hui, non… Je t’attendais, tu crois ?... Lequel des deux attendait l’autre ? Ou tu étais moins fatigué que d’habitude et je me suis chargée de t’épuiser !... De déposer en lui ma lassitude… Et toi, où vas-tu ?... Tu habites dans le coin aussi ?... J’allais au cinéma, vers Congreso… Il me regarda étonné… Congreso ? Alors tu as pris le bus dans le mauvais sens ! me dit-il… Je me penchai vers la fenêtre dans un mouvement rapide, ma tête presque sur sa poitrine, et essayai de distinguer le paysage qui filait derrière la vitre… Des portes d’entrée, quelques commerces encore ouverts, d’autres fermés, un passant promenant son chien, les plaques qui disparaissent trop vite pour me renseigner. Je ne reconnaissais rien. Il appuya sur le bouton sans un mot… Quelques secondes plus tard le bus pila et l’accordéon ouvrit le passage. Je descendis précipitamment en lâchant dans ma fuite un Salut !... et merci ! mon sac serré contre mon moi… Je me retournai… Comment tu t’app… Le chauffeur ne me laissa pas terminer. J’ai voulu deviner sa main qui me faisait signe. Il s’était remis à pleuvoir doucement. J’ai traversé la rue. Quelques minutes plus tard, je montai dans le bus qui me ramènerait chez moi, le visage constellé de fines gouttelettes.

Perte progressive de soi, François Teyssandier


Il était en train de dîner avec sa femme lorsque son nez tomba brusquement dans son assiette. Son épouse poussa un cri de frayeur. Lui ne broncha pas, comme s’il s’attendait à cette chute.

- Tu as perdu ton nez ! dit-elle en fixant son mari avec une lueur d’épouvante dans le regard.

En effet ! répondit-il d’une voix placide.

Son flegme irrita son épouse.

- Quelle horreur ! s’écria-t-elle, en compressant de ses mains ses joues un peu molles.

- Du calme, ma chérie !

- C’est bien la peine que je te prépare de bons petits plats ! dit-elle en esquissant une grimace de dégoût.

De sa fourchette, il repoussa son nez vers le bord incliné de l’assiette.

- Mon nez n’est pas assez beau pour en déplorer la perte, n’est-ce pas ? demanda-t-il après un court instant de silence.

- Tout de même ! répondit-elle d’un ton moins revêche pour ne pas blesser davantage la susceptibilité de son mari. Mais tu vas faire comment pour te moucher ?

- Ce sera plus délicat, en effet ! concéda-t-il.

- Plus bruyant, surtout !

Il ne répondit rien et se contenta d’envelopper méticuleusement son nez dans sa serviette.

Quelques jours plus tard, au réveil, il sentit sur son oreiller la présence d’un objet bizarre qui n’aurait pas dû se trouver là. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’il s’agissait d’un de ses yeux. Après vérification en palpant son visage, il s’aperçut que l’œil droit s’était échappé de son orbite pendant qu’il dormait. Il ramassa la petite boule gélatineuse et la posa délicatement sur la table de nuit, pour ne pas réveiller sa femme qui ronflait à ses côtés. Puis il se leva et se dirigea vers la salle de bains. Dans la glace fixée au dessus du lavabo, il observa son visage de son œil valide. A la place de l’autre, il y avait un trou sombre qui s’évidait vers l’intérieur sans qu’il en aperçût le fond. Il entendit sa femme qui se tournait dans le lit en geignant faiblement. Elle n’allait pas tarder à se réveiller. Il regagna la chambre d’un pas alerte, en affichant un sourire contraint sur ses lèvres.

- Tu as bien dormi ? demanda-t-il à son épouse.

- Hein ? grommela celle-ci d’une voix rauque.

- Est-ce que tu as bien dormi ? insista-t-il.

- Pourquoi tu me poses cette question ?

- Pour savoir si tu as bien dormi !

- D’habitude, tu ne me le demandes jamais, s’étonna-t-elle en redressant son buste dans le lit.

- Ce matin n’est pas un matin comme les autres…

- Pourquoi donc ?

- Je viens de perdre un œil ! murmura-t-il.

- Un œil ?

- Oui. Le droit.

- Te voilà donc devenu borgne ?

- Je le crains !

- Tout ça ne va pas améliorer la beauté de ton visage ! s’écria sa femme d’un ton ironique.

- Non !

- Ni améliorer ta vision…

- Encore moins, en effet !

- Mais par pitié, ne laisse pas traîner ton œil sur la table de nuit !

- Comment sais-tu que je l’ai posé là ?

- Je m’en doute, tu ne jettes jamais rien à la poubelle !

- On ne sait jamais, tout peut resservir!

- Un œil, tu ne peux pas savoir comme ça prend la poussière !

- Tu as raison, autant s’en débarrasser au plus vite !

- Est-ce que tu te sens, malgré ton infirmité, capable de préparer le petit déjeuner?

- Bien sûr, chérie !

- Alors file à la cuisine préparer le café, s’il te plaît, mais fais bien attention à ne pas te cogner la tête dans la porte ! dit son épouse en bâillant.

Quand il découvrit, le lendemain, son oreille gauche sous la table basse du salon en passant l’aspirateur, il l’observa avec minutie. Il avait toujours été très fier de ses oreilles. Elles lui rappelaient celles de son père. Finement ourlées, elles étaient d’une taille parfaite. A ses yeux, du moins. Sa femme, par contre, trouvait qu’elles étaient un peu trop poilues. Même pour un homme. Il prit son oreille entre le pouce et l’index, et l’apporta à son épouse qui s’affairait à la cuisine en vue du repas de midi.

- Qu’est-ce que tu vas en faire ? demanda-t-elle, plus par politesse que par curiosité.

- Je vais la ranger dans une boîte ! répondit-il.

- Pas dans ma boîte à bijoux, j’espère ? s’inquiéta sa femme.

- Non, bien sûr, mon oreille ne vaut pas assez cher ! plaisanta-t-il.

- Tu pourrais la mettre dans un bocal ! suggéra-t-elle.

- Un bocal rempli de formol, tu veux dire ?

- Comme ça, on pourrait la montrer à nos amis quand ils viennent dîner !

- Je ne suis pas sûr que ça les passionne beaucoup!

- C’est tout aussi agréable à regarder que des photos de vacances, non ?

- Je crois plutôt qu’elle va finir au fond d’un tiroir…

Il observa sa femme qui s’activait à éplucher des carottes. La mine soucieuse et le front plissé, elle semblait réfléchir intensément.

- J’ai une idée, mon chéri ! s’écria-t-elle soudain en portant son Econome à ses lèvres, au risque de les écorcher.

- Dis toujours…

- Si on attendait que tes deux oreilles soient tombées… ?

- Pour en faire quoi ?

- Des pendentifs !

- Tu serais prête à les porter ? demanda-t-il avec un soupçon d’incrédulité dans la voix.

- Pourquoi non ? répondit-elle d’un ton badin.

- C’est une drôle d’idée !

- En sautoir, elles iraient à merveille avec mon tailleur rouge !

Il emballa soigneusement l’oreille dans du papier aluminium, et la déposa sur une étagère du réfrigérateur, entre un pot de confiture à la rhubarbe et un reste de cervelas.

- Mais comment vas-tu faire à présent pour porter tes lunettes ? demanda sa femme en épluchant un oignon.

- Je vais acheter des lentilles, répondit-il.

- Une seule suffira, précisa-t-elle.

- C’est vrai, tu as raison !

- Mais je t’aimais mieux avec des lunettes…

- Ne pleure pas pour ça, ma chérie !

- C’est l’oignon ! soupira-t-elle en reniflant.

C’est alors qu’il se trouvait au théâtre, en compagnie de sa femme, qu’il perdit l’auriculaire de la main gauche. En plein représentation de L’Annonce faite à Marie. Il se trouvait au premier balcon face à la scène, les bras appuyés sur le rebord en velours cramoisi, lorsque le petit doigt se détacha de sa main et chut dans le décolleté d’une spectatrice dont la poitrine généreuse s’exposait aux regards de tous. La femme, surprise par ce corps étranger qui s’immisçait entre ses seins, poussa un cri de frayeur qui secoua le rang tout entier. Elle se dressa comme si elle avait été piquée par une guêpe, en agitant ses bras nus pour se débarrasser de ce corps insolite. Son agitation aussi imprévue que grotesque interrompit la représentation. En effet, les acteurs, pensant qu’un spectateur avait été pris de malaise, s’arrêtèrent de déclamer leur texte, une lueur d’inquiétude et de contrariété dans le regard. La femme parvint à récupérer l’auriculaire en farfouillant entre ses seins. Quand elle s’aperçut que la chose en question était un doigt, elle poussa un nouveau cri qui glaça le sang de la salle tout entière. Puis elle jeta avec dégoût vers un rang plus lointain ce bout de chair et d’os qui commençait à se raidir. Les acteurs, de plus en plus perplexes, s’interrogeaient entre eux à l’avant-scène sur les raisons d’une telle attitude de la part de cette spectatrice. Peut-être n’aimait-elle pas le symbolisme trop flamboyant de la pièce, pensèrent-ils dans un premier temps ? Ou peut-être était-ce la mise en scène pas assez exotique qui l’avait irritée au point qu’elle manifestât bruyamment sa désapprobation ? En fin de compte, la salle exigea que la spectatrice sortît le plus vite possible pour que la représentation puisse reprendre son cours normal. Ce que la femme refusa de faire, arguant d’une voix criarde qu’elle avait retrouvé tous ses esprits. Le calme une fois revenu, les acteurs se glissèrent à nouveau dans la peau de leur personnage et poursuivirent la représentation.

Quand il s’aperçut que son auriculaire s’était détaché de sa main gauche, sans qu’il éprouvât la moindre douleur, il se garda bien de réclamer son doigt. Il se fit, au contraire, très discret, comme si le brouhaha généré par cet incident ne le concernait pas. Sa femme, absorbée par le jeu subtil des acteurs et émue jusqu’aux larmes, ne s’était aperçue de rien. Agacée par la brutale interruption de la pièce, elle avait cherché dans le regard de son mari une explication à ce chahut inopiné. Mais son mari, en retour, ne lui avait renvoyé qu’une totale absence de vie dans son oeil mi-clos. Même son visage, d’ordinaire plutôt enjoué, n’offrait aucune expression particulière. Cette froideur de statue, bien masculine pensa sa femme avec amertume, la fit soudainement exploser de colère, alors que la représentation venait juste de reprendre.

- Pourquoi tu ne dis rien ? murmura-t-elle d’une voix sèche à l’oreille de son mari, celle qui s’accrochait encore tant bien que mal à son visage.

- Tu vois bien que le calme est revenu, à présent…

- Il faut toujours qu’on tombe sur des femmes hystériques !

- C’est sans doute Claudel qui veut ça ! dit-il en plaisantant pour détendre l’atmosphère.

- Tais-toi donc, je n’ai pas envie que nos voisins t’entendent dire des bêtises !

- Tout ça pour un pauvre petit doigt…soupira-t-il.

- Mais de quel petit doigt parles-tu ? s’inquiéta soudain sa femme.

Il comprit qu’il venait sottement de se trahir.

- Je disais ça juste pour dire quelque chose !

- Je parie que tu viens encore de perdre un morceau de ton corps !

- Excuse-moi, je ne l’ai pas fait exprès…

- Et de quoi s’agit-il, cette fois-ci ?

- Je viens de perdre l’auriculaire de ma main gauche !

- Tu aurais pu attendre au moins la fin de la représentation !

- Je ne maîtrise plus ce genre de chose, tu le sais bien !

Sa femme se leva d’un bond, avant même qu’il ait eu le temps de l’en empêcher.

- Pouvez-vous rendre son petit doigt à mon mari, s’il vous plaît ! s’écria-t-elle d’une voix tonitruante.

Des protestations indignées s’élevèrent aussitôt dans la salle.

- Est-ce que quelqu’un l’a récupéré ? demanda-t-elle à la cantonade.

- Taisez-vous ! cria une voix d’homme.

- Si c’est vous qui l’avez, monsieur, je vous demande de nous le rapporter immédiatement !

- C’est une folle ! s’indigna une femme âgée.

- Ce doigt est à mon mari, et à personne d’autre ! insista-t-elle.

- Interrompre une pièce de Claudel pour si peu ! s’écria un jeune homme aux cheveux gominés.

- Faites-la taire !

- Qu’elle sorte !

D’autres voix agacées se firent l’écho de cette injonction brutale. Les acteurs, une nouvelle fois, furent obligés de s’arrêter de jouer. Regroupés à l’avant-scène, ils mêlèrent leurs récriminations aux invectives générales, menaçant d’interrompre définitivement la représentation si le chahut ne s’arrêtait pas sur le champ.

Il essaya, quant à lui, de faire taire sa femme, mais n’y parvint pas. Elle s’obstinait à vouloir récupérer l’auriculaire de son mari.

- Laisse tomber ! lui ordonna-t-il en lui pinçant le bras.

- Pas question, ce petit doigt t’appartient ! répondit-elle.

Il l’entraîna de force dans le couloir, après une courte lutte.

- Alors, comme ça, tu capitules ? s’indigna-t-elle en le fusillant du regard.

- Ce n’est qu’un doigt ! soupira-t-il.

- Tu n’as jamais eu le sens de la propriété, c’est vrai, mais à ce point-là!

- Sortons, tu n’as plus toute ta raison, ma chérie !

- Pauvre Claudel, il ne mérite vraiment pas ça !

Elle se mit à sangloter dans les bras de son mari. Il lui caressa les cheveux en lui murmurant des mots tendres à l’oreille. Elle essuya ses larmes et cessa de hoqueter. Mais son ressentiment ne s’atténua pas pour autant. Ils rentrèrent chez eux en taxi, sans échanger un mot. Exténués par leur soirée, ils allèrent aussitôt se coucher.

Un matin de Décembre, il décida qu’il lui fallait des chaussures d’hiver, en prévision de la neige que la météo annonçait pour les jours à venir. Sa femme tint à l’accompagner. Il avait absolument besoin de son avis, lui dit-elle. Ce qui l’énerva un peu. Il était assez grand, pensait-il, pour choisir tout seul une paire de chaussures à sa convenance. Mais il n’osa pas répondre à sa femme qu’il ne souhaitait pas sa présence. Il ne voulait pas envenimer davantage leurs relations qui n’étaient guère au beau fixe depuis quelque temps. Ils entrèrent donc ensemble dans un magasin. Une jeune vendeuse, tout ébouriffée et court vêtue, se précipita sur lui en affichant un sourire aguicheur qui déplut aussitôt à son épouse.

- Que désirez-vous, monsieur ? demanda l’accorte vendeuse.

- Une paire de chaussures ! répondit-il

- Evidemment ! éructa sa femme en haussant les épaules, comme pour s’excuser de la bêtise de son mari.

- Ca tombe bien, nous ne vendons que des chaussures ! minauda la jeune fille.

- On s’en serait douté ! grommela l’épouse.

- Il paraît que l’hiver va être très froid, aussi je voudrais acheter une paire de chaussures à la fois chaudes et confortables, dit le mari sans reprendre son souffle, comme s’il cherchait à se débarrasser au plus vite de la phrase..

- En somme, vous voulez des chaussures d’hiver ! résuma la jeune vendeuse en passant le bout de sa langue rosâtre sur ses lèvres charnues.

- Voilà ! dit-il

- C’est, en effet, ce que cherche mon mari !

- J’avais compris, madame ! répliqua sèchement la jeune fille.

Elle pria l’homme de s’asseoir sur une chaise et disparut dans la réserve attenante au magasin. Elle réapparut quelques minutes plus tard, portant dans ses bras plusieurs boîtes de couleur marron qui contenaient des modèles différents. Elle déballa les chaussures pour les montrer à l’homme.

- Je vais essayer cette paire-là ! dit-il soudain.

C’étaient des chaussures noires à semelle épaisse et à tige montante.

- Excellent choix, monsieur ! s’écria la vendeuse agenouillée aux pieds de l’homme, offrant au regard de celui-ci une vue imprenable sur ses cuisses fuselées.

Il se tourna vers sa femme par pure politesse.

- Qu’est-ce que tu en penses ?

- C’est toi qui vas les porter, non ?

- En principe, oui ! ironisa-t-il.

- Tu devrais tout de même les essayer !

- Comment trouvez-vous ces chaussures, mademoiselle ? demanda-il à la jeune vendeuse.

- Elles vous iront à merveille ! répliqua celle-ci.

- N’est-ce pas ? dit-il d’une voix qui se voulait badine.

La jeune fille lui présenta la paire de chaussures. L’homme se débarrassa de celles qu’il portait en entrant dans le magasin. Il se retrouva donc en chaussettes. Par chance, elles n’étaient pas trouées ! Mais il eut la désagréable impression que quelque chose clochait. Une sensation bizarre qu’il ne parvenait pas à s’expliquer.

- Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda sa femme.

- J’ai l’impression de ne plus avoir d’orteils !

- Enlève tes chaussettes, tu verras bien !

Ce qu’il s’empressa de faire. Il retira sa chaussette droite. A peine l’eut-il enlevée que ses cinq orteils roulèrent sur la moquette du magasin. La jeune vendeuse poussa un cri et s’évanouit aussitôt. Quand il retira la chaussette gauche, le même spectacle s’offrit à ses yeux éberlués. Ses pieds n’avaient plus aucun orteil. Ils ressemblaient à des moignons parfaitement lisses, sans la moindre cicatrice apparente.

- C’est incroyable ! dit sa femme.

- Je m’y attendais un peu ! soupira-t-il.

- Bien sûr ! Rien ne t’inquiète jamais, n’est-ce pas ?

- Perdre ses orteils, ce n’est tout de même pas la fin du monde !

- Et comment tu vas faire, à présent, pour marcher ? s’exclama son épouse d’une voix plaintive.

Pour toute réponse, il se contenta de hausser les épaules en appréciant le corps svelte de la jeune vendeuse toujours allongée sur le sol. La patronne du magasin tentait de la réveiller en lui tapotant les joues. La jeune fille finit par ouvrir un œil, puis l’autre. Mais en apercevant les dix orteils qui traînaient par terre au milieu des cartons à chaussures, elle retomba sans coup férir dans les pommes.

- Excusez-la, dit la patronne, elle est très sensible !

- Elle n’est surtout pas faite pour ce métier ! grommela la femme.

- Je crois qu’il vaut mieux qu’on s’en aille ! dit-il.

- Quel gâchis ! articula à grand-peine son épouse.

- N’oubliez pas les chaussures ! s’écria la patronne.

- Je vous dois combien ? demanda-t-il.

Elle lui indiqua le prix. Il s’empressa de payer en liquide, un peu gêné et ne souhaitant pas s’attarder davantage dans le magasin.

- Je vous remercie, madame…

- C’est moi, monsieur…

- Désolé pour le dérangement !

- Laissez, je ramasserai moi-même vos orteils ! répondit la patronne avec un sourire contraint. A moins que vous ne souhaitiez les récupérer ?

- Qu’est-ce que vous voulez qu’on en fasse ? dit la femme.

- Au plaisir de vous revoir ! répliqua la patronne en s’emparant d’une pelle et d’un petit balai.

Il enfila avec difficulté les chaussures neuves en laissant les anciennes dans le magasin. Il fut obligé de passer son bras gauche sur les épaules de sa femme pour marcher en claudiquant jusqu’à la plus proche station de taxis.

Une semaine plus tard, alors qu’il se trouvait en compagnie de sa femme dans l’escalator d’un grand magasin, il éternua soudain, bouche grande ouverte, car il était depuis toujours allergique à la poussière. Aussitôt, toutes ses dents furent projetées vers l’escalator qui descendait vers le rez-de-chaussée. Elles ricochèrent sur chaque marche avec un bruit mat, comme si c’étaient des perles qui venaient de se détacher d’un collier. Sa femme, qui se trouvait juste devant lui, se retourna, furibonde, et le fusilla du regard.

- Il faut toujours que tu te fasses remarquer ! s’écria-t-elle en colère.

Sans se préoccuper davantage de son mari, elle sortit précipitamment du magasin et s’enfuit en courant dans la rue.

Il perdit son oreille droite en jouant au tennis alors qu’il était en passe de gagner la partie. Son œil gauche tomba, un matin, dans son café au lait. Il ne chercha même pas à le récupérer. Du coup, il devint aveugle. Il perdit les autres doigts de ses mains en massacrant au piano une valse lente de Chopin, devant un aréopage d’amis consternés. Il cessa donc de pouvoir tenir une fourchette ou un stylo. Au cours d’un repas de mariage, il avala sa langue en mâchonnant avec difficulté une part de gâteau à la crème. Il perdit aussitôt l’usage de la parole, mais personne ne s’en aperçut vraiment. Quand, pour finir, son pénis se détacha brutalement de son corps pendant qu’il faisait l’amour avec sa femme, celle-ci, à bout de nerfs, bien qu’au bord de l’orgasme, annonça brutalement à son mari qu’elle le quittait.

Le lendemain, le choc de la rupture lui fit perdre la tête. Un promeneur distrait buta contre elle sur le trottoir et, d’un coup de pied rageur, la fit rouler dans le caniveau.

La dernière feuille de glycine, Françoise Cohen

Cette histoire se déroule à New York, au cours de l’année 1991.

Le moins que l’on pouvait dire, c’est que Jimmy N. portait fièrement ses 82 ans. Il continuait d’exercer son travail de scénariste, plus par goût que par nécessité. A Manhattan, sur la quarante-quatrième rue, il était connu pour sa tignasse blanche, sa démarche assurée et son sourire bon enfant. Un voisin, parfois, reconnaissant son nom au générique d’un film, l’abordait en le voyant sortir de chez lui, entre la neuvième et la dixième avenue, pour le féliciter. Jimmy N. n’en éprouvait pas de l’orgueil mais une joie qui s’ajoutait aux cent autres petites joies de sa vie quotidienne.

Cette année-là, deux évènements vinrent bouleverser le cours de son existence.

D’abord, au mois de janvier, il rencontra Claudio, jeune peintre sud américain, à la gare de Madison Square Garden. Le jeune homme, à la barbe longue et aux vêtements fripés avait attiré son attention. Assis sur son paquetage, étranger à l’agitation ambiante, il dessinait. Lorsqu’il s’approcha de lui, Jimmy sentit une qualité d’air différente : une bulle de silence l’entourait et le protégeait. Le jeune homme se redressa et l’accueillit d’un regard lumineux. La conversation s’engagea naturellement entre les deux hommes, se prolongea et dura tant qu’on aurait dit deux amis qui se retrouvaient après des années de séparation. Le croquis auquel il travaillait n’était pas celui d’un amateur : le coup de crayon était sûr, la composition parfaitement équilibrée et la perspective irréprochable. Claudio raconta comment il avait quitté son Argentine natale pour voir du pays, des musées surtout, précisa-t-il, afin de parfaire son éducation artistique. Jimmy apprit aussi qu’il avait pour unique logement la gare où ils se trouvaient et lui proposa de l’héberger temporairement, chez lui, non loin de là, dans le West Side (quartier ouest de la ville). Sans hésiter, Claudio accepta l’offre généreuse.

Jimmy se sentit heureux, il avait toujours aimé les artistes. De plus, il était habituellement plus à l’aise avec les jeunes qu’avec les personnes de son âge. Et celui-ci lui rappelait son fils, David, parti au loin, et qui ne lui téléphonait qu’une fois par an pour son anniversaire. « Mais c’est gentil d’appeler pour votre anniversaire », avait remarqué son amie, Barbara K. « Pensez-vous, c’est pour vérifier que je suis toujours en vie ! »

Claudio n’était pas un profiteur. A peine installé chez Jimmy, il mit tous ses talents à sa disposition : en plus de bricoler et réparer, il rangeait et nettoyait mieux que quiconque. L’appartement brillait comme un sou neuf, les robinets ne fuyaient plus, la sonnette marchait enfin, les livres entassés sur le sol avaient maintenant pour les accueillir de nouvelles étagères sciées et vissées au mur par les soins de Claudio. « Quel homme habile et industrieux, ce Claudio ! Il a des mains en or», disait Jimmy à qui voulait l’entendre. « Je ne regrette pas de l’avoir logé chez moi. C'est le Bon Dieu qui me l'envoie !» Il ne croyait pas si bien dire.

Le reste du temps, Claudio peignait et son ami se chargeait de vendre ses compositions à l’une de ses nombreuses connaissances. Le soir, tandis que Jimmy retouchait un scénario, Claudio jouait de la guitare. Il avait tous les dons, ce garçon. La veillée se prolongeait tard dans la nuit, car les deux hommes aimaient profiter de ces heures où la plupart des gens abandonnent le terrain pour aller tout bonnement se coucher.

Les mois avaient passé à New York, et dans les jardins, le printemps fleurissait. L’appartement de Jimmy N. donnait sur une jolie cour en briques dont l’un des murs, celui qui faisait face à ses fenêtres, était couvert de glycines. A cette époque, c’était une explosion de fleurs bleues et mauves se déployant en longues grappes et mariées avec un art dont seule la nature est capable. C’est alors que survint le deuxième évènement notable.

Jimmy s’était rendu à Brooklyn chez une voyante que l’un de ses amis lui avait chaudement recommandée pour la justesse de ses prédictions. Il est probable que s’il n’avait pas eu cette idée saugrenue, rien de tout cela ne serait arrivé.

- Voulez-vous la vérité ? avait demandé d’emblée Bégonia, la gitane.

- Mais, bien sûr, c’est pour cela que je suis ici.

- Alors, posez votre question.

- Voilà, je voudrais savoir combien de temps il me reste à vivre. Vous comprenez, à mon âge, on y pense et je voudrais bien pouvoir m’organiser.

Jimmy s’attendait à ce qu’elle examine la paume de sa main, ou une quelconque boule de cristal, mais Bégonia se contenta de lui prendre les mains et de les serrer fortement dans les siennes. Elle ferma les yeux et plongea dans une sorte de méditation qui parut très longue à Jimmy. Elle lâcha enfin ses mains, rouvrit les paupières et le fixa de ses yeux noirs et perçants. La voyante déclara d’un ton indéfinissable :

- Payez-moi d’abord ; après, qui sait ? vous ne voudrez peut-être plus.

En dissimulant un léger tremblement, Jimmy acquitta le prix de la séance et attendit. La révélation arriva :

- Votre chemin de vie touche à sa fin. Vous ne passerez pas l’hiver. Lorsque la dernière feuille des glycines qui ornent votre cour tombera, vous mourrez.

Il n’obtint pas un mot de plus que ce verdict impitoyable, malgré ses questions et ses supplications.

Pendant le trajet de retour à la maison, au volant de sa voiture, Jimmy pensa que son fils David n’aurait plus à lui souhaiter son anniversaire. En serait-il soulagé ?Il pensa aussi que cette « diseuse de bonne aventure » était plutôt un oiseau de mauvais augure. Il garda son terrible secret, mais son front soucieux ne tarda pas à intriguer Claudio.

- Un ennui, Jimmy ?

- Non, non, rien de grave.

- Je crois que vous me cachez quelque chose... Je pourrais peut-être vous aider.

- Ni toi, ni personne, Claudio, ne peut rien pour moi.

Une ancienne expression de sa grand-mère revint soudain à l’esprit de Jimmy : « Que la mort t’oublie ! » Il avait l’impression de n’en comprendre le sens que maintenant. Mais comment la mort pourrait-elle l’oublier ?

Claudio continua de travailler à son tableau, en soupirant. Jimmy remarqua alors que son chevalet faisait face à la fenêtre et qu’il semblait prendre la cour pour modèle.

- Pourquoi peins-tu cette cour ?

- Et pourquoi pas ? répondit le peintre, un peu surpris par la question. Ces glycines en fleurs sont magnifiques et leurs teintes mauves bleutées sur fond de rouge brique sont du plus bel effet. Ne trouvez-vous pas ?

- Oui, c’est très beau.

La précision du trait de Claudio, la justesse de sa palette étaient telles que Jimmy croyait voir deux versions identiques et juxtaposées du même décor.

- J’ai une idée, dit Claudio, je vais peindre plusieurs fois ce paysage à des saisons différentes, un peu comme Monet et sa cathédrale de Rouen. ça vous plaît ?

Jimmy ne répondit pas. Il pensait qu’une histoire singulière était en train de s’écrire sous ses yeux, mais que cette fois-ci, il n’en était ni l’auteur ni le maître, elle lui échappait totalement. Il lui restait bien peu de saisons à vivre, bien peu de tableaux de Claudio à admirer. Par la fenêtre ouverte, le parfum sucré des fleurs de glycines embaumait le petit appartement. Il frissonna malgré la douceur de ce mois de mai new yorkais.

Les semaines et les mois passèrent. L’été s'acheva, l’automne s’installa. Jimmy était souvent maussade, il avait perdu son côté enjoué d’éternel jeune homme. Claudio peinait à le distraire. Il n’avait même plu le goût de l’écriture. Pourquoi composer des scénarios pour des films qu’on ne verra jamais ?

Un soir, Jimmy observait par la fenêtre, comme il le faisait de plus en plus souvent, les feuilles de glycine maintenant jaunies. Il semblait plongé dans une profonde et sombre contemplation. Quelques trous dégarnissaient le feuillage, laissant à découvert par endroit le mur en briques rouges de la cour. Claudio, n’y tenant plus, lui dit :

- Jimmy, me considérez-vous comme votre ami ?

- Quelle question, Claudio, tu le sais bien.

- Non, je n’en suis pas si sûr. On partage tout avec un ami, et voilà des mois que quelque chose vous ronge, je le sens, même si vous vous obstinez à me le cacher.

Alors Jimmy raconta au jeune peintre sa visite à la voyante de Brooklyn, cause de son tourment.

Claudio était interdit. Il avait fait toutes sortes de suppositions, mais aucune ne ressemblait, même de loin, à cette réalité-là.

- Après tout, cette Bégonia n’est peut-être qu’une fieffée menteuse qui en sait autant que moi sur le destin des gens !

- Non, j’ai retourné cent fois ses paroles dans ma tête, et il n’y a pas de doute possible. Comment a-t-elle fait pour deviner que des glycines grimpaient sur le mur de ma cour ? Et d’abord, comment savait-elle que mes fenêtres donnaient sur une cour ? Non, cette femme est une authentique voyante, je suis bien obligé de la croire.

- Ne peut-on tromper la mort ? murmura Claudio, dans une ultime tentative pour résister à l’emprise de cette Cassandre.

Les deux hommes restèrent en silence dans le soir tombant. Claudio sentit une grande tristesse pour son ami. Il comprenait soudain comme il tenait à lui et combien le secret avait dû être lourd à porter tout seul. Il entoura ses épaules de ses bras et serra Jimmy contre son coeur. Il fredonna sans s’en apercevoir une ancienne berceuse argentine, ressurgie d’un coin de sa mémoire. Jimmy n’était plus qu’un petit enfant désemparé, que lui, Claudio, berçait dans la pénombre. C’est à ce moment-là sans doute que l’idée commença à prendre forme dans la tête du peintre.

La vie, cependant, continuait : Claudio peignait, prenait soin de la maison, tandis que Jimmy s’était remis au travail : il supervisait maintenant les scénarios de jeunes collègues inexpérimentés. Le froid arriva, et avec lui, le vent et les tempêtes. Dans la cour, les feuilles de glycines tombaient une à une. Claudio et Jimmy n’avaient plus reparlé de la prédiction de Bégonia. C’était un secret. Chacun portait en lui une part de la même angoisse ; jusqu’à ce matin du 3 novembre 1991.

La radio annonça une très forte tempête pour la nuit suivante. L’alerte météo était lancée. Les vents allaient atteindre une vitesse impressionnante, le thermomètre descendre bien au-dessous de zéro. Jimmy et Claudio, qui buvaient leur café, levèrent la tête en même temps, et leurs regards effarés se croisèrent en un éclair. Ils avaient eu la même pensée.

Jimmy se réfugia dans sa chambre, se coiffa de sa kippa et jeta son châle de prière sur ses épaules. Claudio, pour la première fois, l’entendit réciter en hébreu : « Shema Israël... Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un. » Alors, Claudio sut que le moment était venu et qu’il était temps d’agir.

Le vent se leva vers sept heures du soir et le tonnerre commença à se faire entendre. Sur le mur en briques, il restait trois feuilles de glycine.

Au dîner, Jimmy était crispé. Il avait passé la journée hors de la maison à mettre en ordre ses affaires. Claudio qui avait versé une bonne dose de somnifère dans le verre de son ami, en attendit l’effet. Il ne tarda pas à se faire sentir. Jimmy s’endormit sur le divan.

Claudio put mettre son plan à exécution. Un coup d’oeil dans la cour lui apprit que le temps pressait : deux feuilles de glycines résistaient encore aux bourrasques de vent. Il mit des couleurs sur sa palette, prit ses pinceaux, une torche et descendit dans la cour. Il se saisit de l’échelle qui était toujours rangée dans le même angle et l’appuya contre les briques. Le vent redoublait d’intensité. Il monta prestement jusqu’à la hauteur du feuillage. Il ne restait plus qu’une seule feuille. Le froid vif et pénétrant engourdissait ses membres. Lui, sans y prendre garde, à la lueur de sa petite torche et des éclairs qui illuminaient la nuit, se mit à peindre une feuille sur le mur. Le procédé du trompe -l’oeil n’avait aucun secret pour lui. Il utilisait son petit pinceau habituel, à pointe très fine, et de la peinture à l’huile, résistante aux intempéries. Au moment où il achevait son travail minutieux, l’ultime feuille se détacha du mur. Une angoisse l’étreignit. Il ne suffisait pas de tromper l’oeil humain, cette fois-ci. Claudio resta un moment sur son échelle, la palette dans une main, le pinceau dans l’autre, comme hébété. Il ne sentait plus ses jambes, la tête lui tournait. Il réussit tant bien que mal à descendre et à mettre pied à terre. Pourquoi avait-il si froid ? C’est vrai qu’il n’avait même pas pensé à mettre un manteau pour sortir et que la pluie glacée, qui à présent martelait le sol en cadence, ruisselait sur ses cheveux, ses oreilles, son corps tout entier.

Il regagna lentement l’appartement où Jimmy dormait toujours. Le jeune homme tremblait et le souffle lui manquait. Il alla se coucher sans bruit.

Le lendemain matin, un cri l’éveilla : « Je suis vivant ! Vivant ! ». C’était Jimmy qui le secouait sans ménagement :

- C’est incroyable ! Il reste une feuille ! Regarde, Claudio, regarde ! Mais, qu’as-tu ? Tu es si pâle ; ça ne va pas ?

Claudio, brûlant de fièvre, ne put articuler le moindre mot.

Jimmy fit venir un médecin qui diagnostiqua une pneumonie sévère et ordonna l’hospitalisation d’urgence. Jimmy resta au chevet de son ami plusieurs jours, jusqu’à la fin. Claudio s’éteignit à l’hôpital, le 10 novembre, un sourire sur les lèvres. Il avait vingt-cinq ans.

Inconsolable, Jimmy N. décida aussitôt de déménager, loin de la quarante-quatrième rue, et trouva un appartement sans cour et sans plante grimpante. Il y vit peut-être encore aujourd’hui. Qui sait ?

Neuf et sept font seize, Pierre Favory


L’enfant sautillait devant la valise de la femme, sa mère ? – un, deux, trois, nous irons au bois – on sentait qu’elle chantait sans trop y croire, pour se donner une contenance – quatre, cinq, six, cueillir des cerises – ce qu’elle aimait, c’était de faire tourner sa robe, la voir s’enrouler autour de ses jambes – sept, huit, neuf, dans un panier neuf – marquer un temps d’arrêt pour laisser la robe achever sa course, puis repartir dans l’autre sens. Elle me regarda du coin de l’œil – dix, onze, douze, elles seront toutes rouges – Je repliai mon journal et me levai.

Je ne suis pas certain que tout le monde ait peur, mais je sais que certaines personnes éprouvent ce sentiment tout au long de leur vie. Je l’ai ressenti pendant des années.

J’ai maintenant les sensations diffuses, fréquentes, de la perte et de l’erreur, plus de la peur.

Il me semble, mais comment en être sûr ? que chacun tente de contrôler cette dangereuse émotion, que tous font des efforts pour ne pas laisser transparaître cette horreur, chaude et humide presque organique, car elle les condamne aux yeux du groupe.

Avez-vous déjà regardé vos mains, les veines et les tendons qui saillent, et ces taches que la mélanine forme quand nous vieillissons ? Avez-vous regardé vos mains et eu le vertige, le visage frappé par le vent venu du gouffre ?

Ca y est ! J’ai suivi une femme ! J’étais à la gare Montparnasse attendant le départ du train – Paris, Bordeaux 17h30. En avance, j’ai acheté un thé dans ces drôles de gobelets isolants, je pensais que je n’aimais pas le toucher du polystyrène et que l’absence de chaleur sur la pulpe de mes doigts me gênait quand j’ai senti son parfum, du Chanel, Coco pour être précis – il est étrange de penser qu’un message olfactif puisse me faire perdre tout contact avec la réalité –, j’ai penché la tête de côté et je me suis déplacé entre la dizaine de personnes qui m’entourait, ne sélectionnant que les femmes, jusqu’à découvrir celle qui portait ce parfum. Elle marcha, je la suivis, je ne pouvais faire autrement. Elle cherchait un magazine. Dès qu’elle fut immobile je m’avançai rapidement, très près d’elle, j’inspirai profondément son odeur, puis fis demi-tour sans même la regarder.

Il ne fallait pas que je me laisse entraîner par les parfums, ils sont dangereux. Leurs odeurs peuvent m’emporter sans que je le sache, c’est même un des points indéniables, avec l’amour des nombres, que je partage avec d’Aubun.

J’écrivais, il y a encore un an, une thèse sur cet étrange personnage : Honoré d’Aubun. Encore que le qualifier d’étrange n’ait pas beaucoup de sens. C’est plutôt le jugement que notre époque porterait sur lui, il me semble que le siècle précédent a été plus accueillant à ces êtres complexes et incertains, aux qualités multiples et aux dons hétérogènes : mathématicien hédoniste et écrivain élitiste, mais surtout sportsman.

Je m’étais intéressé à ce personnage sur la foi d’une équivoque – une amie de ma famille, peut-être mal intentionnée, m’avait montré sa photo me laissant entendre que nous étions liés, ce qui était faux mais qui me permit d’occuper quatre longues années de ma vie à ce doctorat, je l’en remercierais encore si elle n’était morte.

La photo qui m’avait appâté était enchâssée dans un album vieillot, imitant la reluire d’un livre, et classé, en effet, parmi celles de ma famille.

Nous étions assis, l’un près de l’autre, sur un petit canapé, le livre ouvert sur ses genoux. Je me souviens que notre siège était recouvert de toile de Jouy – bergères et petits marquis, escarpolettes et bouillonnements de jupons. Elle tournait doucement les pages, désignant de son doigt mince telle image – ma grand-mère aux eaux à Baden-Baden, mon grand-père devant son école de langue, à Dortmund, le sérieux du propriétaire dans le maintient.

Elle eut un bref mouvement du poignet, tapant de l’ongle le cliché, produisant un bruit sec et répété qui me fit penser au bec d’un oiseau.

-1910, une drôle d’idée pour un Français d’acheter une entreprise en Allemagne ! Et avec sucés de plus !

Elle rit, je lui sourit.

- Il avait ton sourire.

- Et j’ai son prénom.

Je me levai pour allumer les lumières, elle tourna une page.

-Tiens, ta grand-mère avec Honoré !

- Honoré ?

- Honoré d’Aubun, l’écrivain. Ta mère ne t’en as jamais parlé ?

Cela avait suffi, la coquine, comme elle me connaissait bien ! le simple énoncé de ma mère me mettait en éveil. Je repartis avec la photo d’un homme en chapeau melon, ganté, un jonc à la main. Il entrait ou sortait d’une maison, sérieux et très soigné, la pose un peu contrainte, me sembla-t-il. Elle me donna quelques dates, pour faire bon poids sans doute, nous bûmes un petit porto. Elle souriait, à demi allongée dans le sofa, dodelinant de la tête. La nuit était complètement tombée, elle s’endormit. En partant j’embrassai ses cheveux comme un pardon.

Il est assez difficile d’expliquer pourquoi tel ou tel sujet vous passionnera au point d’en faire un objet de recherche. Je crois que dans le cas d’Honoré d’Aubun, mis à part le piège de ma vieille amie, ce qui me décida fut le premier livre de lui que je retrouvai. Pas tant le texte en lui-même – un traité sur les nombres premiers – que son introduction, où d’Aubun indiquait ne pas pouvoir vivre sans le secours des mathématiques, sciences qui pour lui équivalaient à ce que les stoïciens et les épicuriens nommaient ataraxie, cette quiétude de l’âme proche du bonheur parfait : « Le conflit mathématique, entre le nombre et moi, gomme dans mon esprit tout ce qu’il y a de contemporain. Le trouble et l’envie disparaissent pour faire place à la mécanique de la réflexion, à la jubilation de la compréhension. Alors l’ataraxie me gagne. »

J’aurais presque pu écrire ces lignes, non pas que je construise des raisonnements complexes, mais une des rares choses qui me permettent de juguler ma peur est de jouer avec les nombres. Je vais dans les rues additionnant tous les chiffres passant devant mes yeux : ceux de la plaque minéralogique, de l’enseigne, de l’affiche de cinéma, du téléphone du magasin, et ainsi sans arrêt, les combinant entre eux par addition, soustraction, division – d’Aubun aurait dit que je recherche des caractères de divisibilité. Plus je suis angoissé et plus les chiffres s’affichent à mon regard, sans que je ne puisse rien y changer.

Entre aide et contrainte, c’est cette même emprise du chiffre qui me lia à d’Aubun. Ensuite je n’eus plus qu’à suivre le chemin qu’il avait tracé – d’abord par ses livres et les lieux qu’il habitat, pour partager enfin ses passions. Ainsi, sans vraiment m’en rendre compte, il se glissa profondément dans ma vie.

Ses livres étaient construits d’une manière inhabituelle. Il mêlait, dans un même ouvrage, des parties scientifique à d’autres purement littéraires. Ainsi, je découvris dans un ouvrage sur la géométrie descriptive des poèmes glissés çà et là, émaillant fort à propos le premier texte, telles des respirations. Un autre texte, épistémologique celui-ci, retraçant l’histoire de l’apport arabe dans le calcul fractionnaire, ce premier texte s’arrêtait brusquement à la moitié du volume, pour faire place à des considérations philosophiques sur la nature du temps.

Comme d’Aubun ne prit jamais la précaution de justifier l’étrange architecture de ses ouvrages, il me sembla d’abord que seule la lassitude la commandait, maintenant je pense qu’elle dépendait simplement de son refus de limiter la course de sa pensée.

On comprendra que ses œuvres trop dissemblables restèrent confidentielles, il ne s’en troubla jamais.

Une seule constante pourtant, tous ses ouvrages se terminaient par les mêmes mots latins : « sequere deum », expression qui signifie « suis le dieu », mais qu’une traduction moins littérale donnerait plus justement par « suis ton destin ».

Je me demande si ce besoin de compter ne vient pas de ma toute petite enfance. L’un de mes premiers souvenirs heureux est celui d’un jeu qu’une toute jeune femme me fit connaître. J’avais quatre ans, je crois, assis sur ses genoux je caressais son col, elle me prit la main et repliant mes doigts sur ma paume, l’un après l’autre, en commençant par le pouce, elle me raconta une histoire : « La poule a pondu un œuf, le premier le ramasse, le deuxième le fait cuire, le troisième le mange et toi, pauvre petit, lèche le plat ! Lèche le plat ! » dit-elle en frottant mon auriculaire dans le creux de ma main. Je ris du conte, du chatouillement sur ma peau, de la jolie dame.

D’Aubun avait une autre passion, assez fréquente au XIX°siècle, moins à son époque, celle de suivre des inconnues dans la rue. On appela ces hommes aux drôles de plaisirs des marcheurs. D’Aubun en avait le type physique parfait : sec, délié, la taille cambrée, pincée par un veston court, le pantalon étroit sans revers, coupé par des bottines, un chapeau pour ombrer le regard et une canne fine pour rythmer la marche et au besoin se défendre.

Il écrivit très peu à ce propos, ce n’est que par des témoignages et des recoupements que je pris conscience de cette passion. Elle m’étonna beaucoup, je ne voyait pas quel bonheur l’on pouvait ressentir à marcher derrière une femme, pour le comprendre je me forçai à quelques expériences.

Je commis d’abord des erreurs, ainsi je crus que le but était de lier connaissance avec une inconnue – d’aborder une dame et par un subterfuge quelconque d’engager la conversation. Ceci ne m’amena qu’à des rencontres courantes, parfois charmantes, souvent banales. Ce n’est qu’en renouvelant mes tentatives que je compris l’importance de la gestuelle dans cette relation – une sorte de dialogue des corps – et dans le jeu des rôles que la distance installe : c’était presque une métaphore de l’embrassement amoureux. Des positions naissaient, souvent stéréotypées, le chasseur et sa proie n’en étaient qu’une. Mais encore fallait-il être sûr que les rôles étaient distribués de manière évidente, ce qui n’était pas forcément le cas. Après l’avoir essayé ce jeu me lassa.

Je n’étais pas fait pour les joies de d’Aubun, d’autres m’échappaient. Né dans le Sud-Ouest il aimait jouer à la pelote à main nue et escalader le flanc des Pyrénées. Le seul goût que nous partagions était celui de la mer. La violence des vagues landaises le fascinait, elle lui fut fatale.

Il habitait Arcachon depuis qu’il s’était tardivement marié. Il avait longuement parlé de cette femme et de cette ville. Comme tant d’autres il l’avait suivie dans la rue, fasciné par les mouvements de son corps, par sa démarche qu’il décrivit comme un piquant mélange d’audace et de sensualité. Il nota aussi le premier vêtement qu’il lui connut, une jupe de faille noire, cette soie à gros grains dessinait son corps de telle manière qu’elle semblait le découvrire. Toutes ses phrases montraient qu’il venait de rencontrer un être d’exception. Il n’avait plus à chercher, ce que j’appellerais sa peur était apaisée. Il y a des femmes qui vous font comprendre que la vie peut être heureuse et que vous participez de ce bonheur. Il ne la quitta plus.

La publication de ma thèse ayant entraîné une très modeste notoriété l’on m’avait demandé d’assurer quelques conférences universitaires, la dernière que je donnai étant à Bordeaux. Accompagné de Sylviane L., le professeur qui m’avait invité, je décidais de visiter Arcachon que je ne connaissais pas. Nous fîmes la route sous une pluie battante, Sylviane inquiète conduisait lentement, d’énormes camions chargés de billes de bois nous doublaient, soulevant des gerbes d’eau sombre. Mais arrivés à Arcachon, le temps se dégagea et nous pûmes déjeuner en terrasse d’huîtres et de vin blanc.

Marchant sur le ponton je regardais l’eau à peine plus bleue que le ciel gris. Ces couleurs confondues donnaient une sensation de froid et d’infini implacable. Un matin d’Aubun était monté dans son canot, avait mis le cap au large de la baie et n’était jamais reparu. Avait-il chaviré, s’était-il donné la mort ? Rien ne l’indiquait. Comme l’on retrouva le canot intact et que d’Aubun était bon navigateur l’on écarta la thèse de l’accident.

Nous reprîmes la voiture. Leur maison, une villa qu’ils avaient baptisée Avicenne, se trouvait dans la ville d’hiver. Elle était en bordure de rue, le parc planté de pins s’étendait derrière. La construction de style orientaliste tranchait parmi les charmantes résidences de villégiature, si claires et légères, aux lambrequins découpés. La maçonnerie composée de bandes alternées rouge et blanc, les fenêtres géminées sommées d’arcs outrepassés, le toit très plat, tout la désignait comme différente. La villa Avicenne allait si bien à d’Aubun que je n’aurais pas su lui imaginer une autre demeure.

La propriété était devenue un parc public et nous pûmes nous y promener. Je demeurai longtemps entre les pins à contempler le ciel, il ne restait plus rien d’Aubun que mes regards. Je cassai un branchage et de la pointe j’écrivis dans la poussière : sequere deum.

Quarante-cinq minutes plein le cœur, Cendrine Dumatin


Il ne savait plus si le souvenir avait été inventé ou vécu, si les mots qui sortaient chaotiquement de sa bouche relevaient du rêve ou de la réalité. Il voulait faire plaisir à sa psychanalyste, il souhaitait dérouler le fil enchevêtré de son cerveau et il attendait que sa psy tire dessus afin de le guérir, et tout cela de manière expéditive. Il racontait l’histoire de toutes ses violences, des claques, des coups de martinets, des coups de pieds, des cris, avec un bourdonnement sourd qui recouvrait le tout. Il se demandait toujours s’il n’en rajoutait pas, si l’histoire du schéma classique de l’enfant battu n’avait pas été exagéré par ses lèvres anxieuses . Il imaginait qu’elle écrirait un article sur lui, à la manière des textes freudiens, cas numéro 1, cas numéro 5, après le petit Hans et la célèbre Dora. Rempli de tous ses mauvais rêves, il avait décidé d’en finir et de dévoiler les images de ses nuits à cette inconnue qui aurait pu être brune, belle et sulfureuse, qui aurait pu se frotter les pieds sur les kilims classiques et onéreux du cabinet. Mais n’avait-elle pas le cheveux grisonnants et un tic agaçant au coin des lèvres ? Il avait attendu quarante-deux ans avant de consulter et cela lui faisait du bien, du mal, du bien, du mal. Il s’était mis à pleurer de façon irrépressible, ses larmes n’allaient nulle part précisément mais il les essuyait d’une façon discrète, craignant qu’elle ne le voie et qu’elle en conclue quelque chose. Tous ses regards criaient la gêne, ça me dégoûte pensait-il, je me dégoûte. Puis, le soulagement après les phrases énoncées, murmurées, dans le silence froid du cabinet. Ses mots avaient-ils été précis, circonspects ? Avaient-ils été retenus et admirés aussi par la sournoise en face de lui, la seule dépositaire de ses angoisses, qui le regardait maintenant avec un soupçon de supériorité tout en hochant la tête d’un air avisé ? Il se voulait plus malin que les vieilles théories lacaniennes. Il inventait de nouvelles histoires parfois, avec des bleus en trop et une expression de chagrin figé, pour satisfaire à la convention. Il mangeait un peu ses mots, il les avalait à la façon d’un cheese burger. Il savait que ce n’était pas élégant. Il n’avait jamais cru en la psychanalyse. Il trouvait que cela sentait la foutaise, ces histoires de pas un peu perdus, l’inconscient, tous ces trucs en vrac qu’il avait déjà lus et entendus. Essayez donc de m’évaluer, Madame la Sucette, Madame Oedipe, essayez donc de me coincer et de me guérir.

Il revoyait les grandes mains rouges du père et l’inertie démoniaque de sa mère, images fulgurantes et réalistes de son enfance. Il avait l’impression d’être né d’une gifle de son père. Jusqu’à quinze ans, il rampait et se cachait derrière le fauteuil vert du salon pendant que sa sœur s’écriait : « Par-là, par-là, viens vite, il est très en colère », avec des variations étranges dans la voix. Et les hurlements de sa sœur montaient dans les aigus, lui crevaient les tympans. Son père accourait alors et le traînait par les cheveux. La punition dépendait de l’état de colère de papa et de la bêtise faite ( des mains non lavées, un ballon oublié sur la plage, un gros mot, un verre cassé). Il ne racontait pas les détails des sévices subis, les grands mouvements extravagants des bras en ralenti sur son visage.

Pour lui, il restait la solution du repli. La solution qu’il adoptait, la solution la plus appropriée pour l’enfant. Vous voulez entendre sa voix ? Vous posez des questions ouvertes ? Et puis, petit à petit, il était devenu plus fort et les situations s’étaient inversées.

Aujourd’hui, les grosses mains rouges de son père n’avaient plus d’impact sur lui, plus aucune importance. Le fils lui bloquait fermement les mains derrière le dos et il disait avec une colère salutaire : « Tu ne bouges pas et tu ne me touches pas», et il rêvait de lui foutre son poing dans la gueule mais on lui avait tellement dit de respecter ses parents, on lui avait tellement dit qu’on n’épousait jamais ses parents et qu’on ne les frappait pas non plus.

Il racontait la scène et ses tempes luisaient et sa psy faisait « hum hum » ou « hum hum » d’un air compréhensif et il s’interrogeait sur la signification de ce chagrin d’enfant qui le submergeait, Edouard Morand, Lieutenant aux stups dans le dix-huitième arrondissement parisien, père de deux enfants . Ce n’était pas une chose aisée de dire les évidences en ce bas monde. Il recréait ici les forces émotionnelles de son enfance.

Lui, Il ne fallait pas l’ennuyer dans la vie, il souhaitait le calme et le respect après les prises de cocaïne, les arrestations des dealers et les longues journées crispées dans le nord parisien. C’était quelque chose qui lui tenait à cœur, le respect, des supérieurs hiérarchiques, des secrétaires, de sa femme, de ses deux garçons.

Mais il lui semblait parfois que le quotidien lui échappait et il se sentait alors comme un tas d’ordures, des ordures odorantes, écartelées, multiples. Vous déambulez tranquillement dans votre appartement et puis oups, voilà, vous tombez sur vous-même, sur le caca, disait son fils de trois ans, le caca docile de vous-même. Vous regardez alors qui vous êtes, les choix de votre présent, l’humeur de votre vie et ce qu’il reste de votre passé. C’est ce qu’il disait, en boucle, les yeux rougis, à sa nouvelle amie, qui, à ce moment même, songeait probablement à son vieil amant scandinave.

Alors pour faire avancer l’action, Edouard était allé voir cette psychanalyste. Y a-t-il un synonyme de psychanalyste ? se demandait il .

Battre son enfant en rythme, pourquoi pas, au fait ? Le record de celui qui bat son enfant le plus harmonieusement possible. Il détestait expliquer et pourtant, là, avec Madame Interprétation, il était toujours en train d’expliquer. Il expliquait que le rythme des coups sur ses reins lui avaient fait aimer la musique ( le son du clairon !).

En fait, il n’avait pas grand chose à dire, car on ne dit pas : je suis bloqué, littéralement, par mes parents. Ils m’interdisent de parler à table.

Lever la main pour parler à table est une règle de base, disait son père entre deux claques, sinon silence. Comment ? Et si je veux le sel ? Le plat de purée ? Sa sœur ne levait plus les yeux depuis longtemps. Elle restait dans les limbes. Le silence posé sur la table était pire que les lianes de cuir tranchantes du martinet, comme des coups de ciseaux dans la chair. Bof, on s’y fait, je suis jeune, ma peau est dure et je ne peux décidément pas m’enfuir en pleurant car c’est ici ma maison, c’est ici qu’on m’a élevé. « C’est pas grave, ça ira » murmurait-il à sa sœur. Sa mélancolie venait un peu de là, des coups inexplicables, des yeux fermés sur la famille écaillée des repas silencieux, mais pas complètement, un peu aussi des évènements, du hasard.

Maintenant, là, affalé sur le divan blanc, il rêvait d’une main tendre, une main qui soulagerait les courbatures, la main aimante de celle qui jamais ne frappe. Allez frappe en augmentant la pression avec le fil de fer, le fil qu’il aurait aimé tendre. Mais Madame Névrose en face de lui reprenait ses pensées, ne les laissait plus divaguer. On est sur l’idée de la violence, là, voyez-vous. Elle portait ses paroles comme des trophées. Papa, ça ne se dit pas à 42 ans et avec un boulot pareil.

Y avait-t-il un espace encore possible pour le fils ? Et il voyait maman psychanalyste qui hurlait avec les trous des fesses à l’air. Il souhaitait juste embrasser la femme consolatrice, celle qui apaiserait ses pensées sans en faire tout un plat.

Le plat de lasagnes que maman avait préparé. Il aimait tout dans ce plat, le gruyère chaud et les pâtes cuites à point. Il fredonnait l’air des lasagnes, une ritournelle culinaire inventée tout exprès pour le jour des lasagnes, qui faisait rire sa sœur. Il jouissait de l’odeur chaude des pâtes en chantonnant. Et il n’a jamais su, qui, pourquoi, comment, le père s’était mis en colère en certifiant que les lasagnes se mangeaient tièdes et non brûlantes, comme une vérité indiscutable. C’était un signe de mauvais goût, c’était un sacrilège de manger les lasagnes trop chaudes. La lasagne. Clac. A terre, près du canapé. La lasagne se mange tiède. Il ne pouvait plus faire machine arrière, vroom vroom du moteur du cœur de l’enfant qui s’emballe. Il s’est relevé, fier, s’est rassis, mains sur la table, un petit sourire insolent au coin des lèvres « tu peux toujours me frapper, tu n’es qu’un crétin ! ». Il déployait des efforts frénétiques pour retenir ses larmes, disparition du corps et cheveux mal peignés. Il a recraché les lasagnes par petits bouts dans son assiette, en s’en prenant, au deuxième passage, plein la tête, par la main rougie de papa, main forte, solide, tout à fait à l’aise avec les joues pâles de son fils.

Bon, se disait-il, avec cette lucidité qui ne le quittait jamais même dans les pires moments d’égarement, il va bientôt falloir trouver un solution. Car. A force. De ne plus parler à table, de se prendre des raclées, avec des mots et des insultes à n’en plus finir, salop, idiot, petit con, j’en peux plus de toi, il pensait : je suis au-dessous de zéro ( tu es pire qu’un zéro). Allez mon petit, tu es prié de te secouer, de ramasser les miettes sur la table, de passer du rouge au rose, d’accéder aux couleurs délicates des aquarelles japonaises.

La trempe se demandait-il, ça se dénonce ou pas ? Il était vraiment en colère mais il avait à peine douze ans. Il avait peu de mots en bouche et il ne savait pas encore s’en servir. Il fallait juste attendre et raviver ses sens car ils étaient obstrués pour l’instant, tièdes, neutres.

C’est pourquoi, trente ans après, il avait en face de lui cette psychanalyste et il avait follement envie de l’embrasser, presque même de la violer ( mais on lui avait tellement dit que ça ne se faisait pas de violer sa psychanalyste sur les kilims classiques et onéreux du cabinet), et puis, soudain, elle a murmuré : « A la semaine prochaine, Monsieur Coton ». « N’importe quoi », s’est-il dit.

« Ah non, pardon, Monsieur Morand » a-t-elle ajouté avec un sourire brillant. Elle s’est levée en s’appuyant sur des béquilles et il a tout de suite désacralisé l’affaire.

Il a payé et il a attendu l’air de rien le mardi suivant, se disant , je suis visiblement malade, mon humeur est changeante, je deviens un peu agressif, j’ai besoin d’un suivi psychologique, j’ai quarante deux ans, une femme et deux enfants.

Dans le salon, rires chauds de ses deux garçons et, au fond du couloir, une voix distante et chirurgicale qui le met en garde.