mardi 30 décembre 2008

Le cafard de Benoît Chanard, Thomas Coppey

Vous êtes Benoît Chanard. A présent, juste maintenant, l’envie vous prend de vous jeter par-dessus la rampe de l’escalator. Mais vous pensez qu’il est trop tard. Vous pensez qu’il est trop tard pour vous jeter parce que si vous le faisiez maintenant, alors qu’il y a si peu de passage, on risquerait de ne pas vous retrouver avant longtemps et l’envie de mourir vous passerait peut-être, la douleur aidant. Rien ne dit que l’issue de la chute serait fatale. Il n’y a pas haut.

La semaine n’a pas été folichonne, elle n’a pas été mortelle non plus. Votre dernière journée folichonne remonte à quelques temps déjà, pas si longtemps mais tout de même. Vous n’avez qu’un souvenir vague du contenu de cette journée. Vous hésitez, vous pensez à ces moments où il fait bon vivre. Vous pensez aussi à ces journées où il ferait bon vivre d’autres choses et ailleurs. Vous pensez que vos expériences sont sans valeur ? A ce propos rassurez vous, ce que vous vivez est unique. Chaque expérience est unique, pour vous en convaincre inutile de chercher à vous distinguer, vous le savez bien que vous êtes vous-même. Vous êtes Benoît Chanard jusqu’au bout des ongles. Votre femme est Mme Chanard et vos deux filles (15 et 17 ans) aussi se nomment Chanard et ça, si c’est pas une preuve. La journée n’a pas été folichonne parce que, Benoît, vous ne vous y étiez pas préparé, vous négligez depuis trop longtemps ce que la vie quotidienne recèle de richesses infinies. C’est là ce qui nous surprend Benoît, c’est là ce qui nous surprend. Même si vous n’êtes pas seul dans cette situation. Des journées comme aujourd’hui, vous en avez connu des pelletées. Non seulement elles n’ont rien de si terrible, surtout au regard de celles que vivent vos collègues du sous-sol, mais on irait bien jusqu’à dire que vous avez de la chance. Ce qu’il est parfois difficile d’accepter c’est le bonheur, le votre est grand. Jugez-en vous-même. La vie que vous vivez M.Chanard, c’est encore ce qui se fait de mieux en 2008. Ouvrez les yeux et ouvrez votre cœur. Une bonne journée au sens où vous l’entendez, qu’est-ce que c’est ? Une journée avec vos enfants que vous aimeriez d’ailleurs voir un peu plus souvent ? Ca se conçoit. N’en faites pas une fixation pour autant. Ce qui importe pour vos enfants, c’est la bonne insertion que vous confirmez chaque jour et que vous leur offrez de fait.

Alors que Benoît Chanard se laisse porter par l’escalator, les agents de la station annoncent l’interruption du trafic suite à un accident grave voyageur. Ils oublient ensuite de couper le micro qui leur a servi à faire l’annonce et ainsi le bruit de leurs activités retentit dans toute la station, sur tous les quais. Le téléphone sonne et ils jurent de concert avant d’y répondre de mauvaise grâce. Des mots comme merde, qu’est-ce qu’ils ont à nous péter les couilles, putain.

Hier, comme tout le monde vous avez appris le mariage du président. Vous avez abordé le sujet avec vos collègues. D’ordinaire les sujets en rapport avec la politique sont dits sensibles et sont évités à ce titre. Celui-ci n’est pas sensible, en fait vous estimez qu’il faudrait une nouvelle catégorie où le situer. Le président a cherché à fuir la solitude et c’est bien normal en un sens. Ce qui fait que ce n’est pas un sujet sensible, c’est que vous désapprouvez comme 76% de la population l’étalage publique que fait le président de sa vie privée. Le côté speed de la décision met tout le monde mal à l’aise. Le consensus est large et vous pouvez donc aborder la question avec légèreté. Quelque chose vous retient de penser que le lien entre la vie privée du président et la situation globale du pays est vraiment mince. Vous sentez quelque chose là, vous ne creusez pas la question, car on vous le dit : grand bien lui fasse. Vous sentez quelque chose là, mais comment mettre le doigt dessus. En vous jetant par-dessus la rampe croyez-vous ? Si vous voyez un lien entre ce geste possible, la situation générale du pays et la vie du président, personne d’autre que vous ne le verra Benoît. Benoît, vous sentez dans l’air quelque chose comme une lourdeur, et autour de vous elle semble oppresser un peu tout le monde. Benoît, il faudrait envisager une cure de vitamines. Il y a des chiffres qui ne se discutent pas, vous travaillez avec, il y en a d’autres en revanche, tout à faits sujets à caution. Ce sont les chiffres qui n’interrogent pas tout le monde. Mille personnes admettez-le, c’est loin d’être tout le monde. On n’arrête pas de vous le seriner que les gens ont peur pour leur pouvoir d’achat et peur que personne ne sache comment faire pour améliorer la situation, et si vous vous y mettez aussi, vous allez vraiment finir par être très nombreux. Vous feriez mieux d’avoir confiance. Ce n’est pas dans vos compétences de flairer l’atmosphère, et ce qu’il y a dans l’air de dire que c’est atrocement sombre au point que vous avez comme ça, dans les transports l’idée de sauter en l’air, comme ça pour voir. L’ennui c’est qu’il n’y à rien à voir, le type qui vient de faire le pas alors que vous quittiez le quai va en savoir quelque chose. Il s’est jeté et maintenant il perd son sang sous une rame de métro, pendant que tout le monde blêmit, sauf ceux qui ne sont pas sûrs parce qu’ils ne l’ont pas vu, qui peuvent encore penser que les transports nous emmerdent. Vous êtes mieux où vous êtes M.Chanard, ne traînez plus, vos filles vous attendent et votre femme aussi.

Même s’il ne perd qu’une partie infime de son pouvoir d’achat, Benoît trouve que l’hiver dure. Il entend par les chiffres ce que les gens autour de lui pensent mais ne disent pas tout le temps. Ils parlent coût de la vie, augmentations de salaires, et ce n’est qu’une manière de dire. Sur Benoît Chanard, l’effet de ces chiffres (84 % des Français ne sont pas satisfaits de la politique concernant le pouvoir d'achat, 75 % sont insatisfaits de «la croissance économique», 68 % du problème de l'emploi. 68% des Français ne font pas confiance au chef de l'Etat et au gouvernement pour améliorer le pouvoir d'achat et 60% ne leur font pas confiance pour améliorer la situation économique), s’associe à ce qu’il renifle dans l’air, c'est-à-dire que Benoît est capable de ressentir bien plus qu’il n’est capable d’exprimer et ce qu’il perçoit ne le réjouit pas, c’est lourd effectivement. Il sent qu’il n’est pas seul à sentir, cela ne fait que confirmer ses intuitions, il y a de quoi douter et de quoi assumer qu’il est parfois difficile de faire comme si. Il comprend très bien que de moins en moins de gens fassent comme si et de moins en moins d’efforts pour vous faire croire que. Benoît Chanard n’est pas du tout le consommateur cible en matière de produits morbides, le fait qu’il pense par-ci par-là à se balancer par-dessus une rampe d’escalier renforce donc son sentiment que quelque chose cloche car personne ne comprendrait et lui non plus ne comprend pas ce qui lui traverse l’esprit dans ces moments là. Il a le flair Benoît, il sait qu’il n’est pas le seul à subir ce genre de pensées et ça ne fait que renforcer son sentiment d’être normalement inséré, à peu près comme tout le monde en somme et qu’il va mal ; plus ou moins mal bien sûr, attention, les critères sont tout relatifs là, et qu’il va mal comme à peu près tout le monde.

Pour vous Benoît, le moral des ménages au plus bas depuis 1987 c’est une alerte ? Alors que vraiment quoi ? Les années 1980 ont eu leurs mauvais quarts d’heures mais à tout prendre elles ont été meilleures que bien d’autres années, ne serait-ce que dans le XXème siècle, bien meilleures. D’ailleurs on vous dit 1987, mais avant cette date, la mesure n’existait pas, vous voyez bien que c’est complètement fallacieux. Ce que vous pensez de l’époque, sans les sondages, on ne sait pas trop où vous en seriez. L’âge croissant de vos filles devrait compenser à vos yeux la chute de votre pouvoir d’achat. Le fait qu’elles vous traitent comme un père devrait vous satisfaire au plus haut point, c’est à dire au point de vous rendre parfaitement heureux, car sans l’amour, et vous avez aussi les moyens de votre existence, personne n’aurait de mal à comprendre pourquoi en ce moment précis, vous vous dites qu’il est trop tard pour passer par dessus la rampe de l’escalator (ce qu’il est effectivement), mais grâce à l’amour que vous recevez (et tous les signes afférents) ce que nous avons du mal à concevoir c’est que vous ne soyez pas déjà parvenu en haut de cet escalator au pas de course, il est décidément très long. Vous devriez sourire plus, vous seriez étonné des effets qu’un simple sourire peut avoir sur votre entourage et par suite, sur vous-même. En tout cas vous faites bien de continuer Benoît. Vous avez le sentiment que les prochains mois seront particulièrement éprouvants ? Benoît, vous cogitez beaucoup ! Allez Benoît, ce que vous avez eu là, ce n’est qu’un flash. Ce que vous vivez là Benoît, ce n’est rien d’autre qu’un mauvais quart d’heure.

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