mardi 30 décembre 2008

Quarante-cinq minutes plein le cœur, Cendrine Dumatin


Il ne savait plus si le souvenir avait été inventé ou vécu, si les mots qui sortaient chaotiquement de sa bouche relevaient du rêve ou de la réalité. Il voulait faire plaisir à sa psychanalyste, il souhaitait dérouler le fil enchevêtré de son cerveau et il attendait que sa psy tire dessus afin de le guérir, et tout cela de manière expéditive. Il racontait l’histoire de toutes ses violences, des claques, des coups de martinets, des coups de pieds, des cris, avec un bourdonnement sourd qui recouvrait le tout. Il se demandait toujours s’il n’en rajoutait pas, si l’histoire du schéma classique de l’enfant battu n’avait pas été exagéré par ses lèvres anxieuses . Il imaginait qu’elle écrirait un article sur lui, à la manière des textes freudiens, cas numéro 1, cas numéro 5, après le petit Hans et la célèbre Dora. Rempli de tous ses mauvais rêves, il avait décidé d’en finir et de dévoiler les images de ses nuits à cette inconnue qui aurait pu être brune, belle et sulfureuse, qui aurait pu se frotter les pieds sur les kilims classiques et onéreux du cabinet. Mais n’avait-elle pas le cheveux grisonnants et un tic agaçant au coin des lèvres ? Il avait attendu quarante-deux ans avant de consulter et cela lui faisait du bien, du mal, du bien, du mal. Il s’était mis à pleurer de façon irrépressible, ses larmes n’allaient nulle part précisément mais il les essuyait d’une façon discrète, craignant qu’elle ne le voie et qu’elle en conclue quelque chose. Tous ses regards criaient la gêne, ça me dégoûte pensait-il, je me dégoûte. Puis, le soulagement après les phrases énoncées, murmurées, dans le silence froid du cabinet. Ses mots avaient-ils été précis, circonspects ? Avaient-ils été retenus et admirés aussi par la sournoise en face de lui, la seule dépositaire de ses angoisses, qui le regardait maintenant avec un soupçon de supériorité tout en hochant la tête d’un air avisé ? Il se voulait plus malin que les vieilles théories lacaniennes. Il inventait de nouvelles histoires parfois, avec des bleus en trop et une expression de chagrin figé, pour satisfaire à la convention. Il mangeait un peu ses mots, il les avalait à la façon d’un cheese burger. Il savait que ce n’était pas élégant. Il n’avait jamais cru en la psychanalyse. Il trouvait que cela sentait la foutaise, ces histoires de pas un peu perdus, l’inconscient, tous ces trucs en vrac qu’il avait déjà lus et entendus. Essayez donc de m’évaluer, Madame la Sucette, Madame Oedipe, essayez donc de me coincer et de me guérir.

Il revoyait les grandes mains rouges du père et l’inertie démoniaque de sa mère, images fulgurantes et réalistes de son enfance. Il avait l’impression d’être né d’une gifle de son père. Jusqu’à quinze ans, il rampait et se cachait derrière le fauteuil vert du salon pendant que sa sœur s’écriait : « Par-là, par-là, viens vite, il est très en colère », avec des variations étranges dans la voix. Et les hurlements de sa sœur montaient dans les aigus, lui crevaient les tympans. Son père accourait alors et le traînait par les cheveux. La punition dépendait de l’état de colère de papa et de la bêtise faite ( des mains non lavées, un ballon oublié sur la plage, un gros mot, un verre cassé). Il ne racontait pas les détails des sévices subis, les grands mouvements extravagants des bras en ralenti sur son visage.

Pour lui, il restait la solution du repli. La solution qu’il adoptait, la solution la plus appropriée pour l’enfant. Vous voulez entendre sa voix ? Vous posez des questions ouvertes ? Et puis, petit à petit, il était devenu plus fort et les situations s’étaient inversées.

Aujourd’hui, les grosses mains rouges de son père n’avaient plus d’impact sur lui, plus aucune importance. Le fils lui bloquait fermement les mains derrière le dos et il disait avec une colère salutaire : « Tu ne bouges pas et tu ne me touches pas», et il rêvait de lui foutre son poing dans la gueule mais on lui avait tellement dit de respecter ses parents, on lui avait tellement dit qu’on n’épousait jamais ses parents et qu’on ne les frappait pas non plus.

Il racontait la scène et ses tempes luisaient et sa psy faisait « hum hum » ou « hum hum » d’un air compréhensif et il s’interrogeait sur la signification de ce chagrin d’enfant qui le submergeait, Edouard Morand, Lieutenant aux stups dans le dix-huitième arrondissement parisien, père de deux enfants . Ce n’était pas une chose aisée de dire les évidences en ce bas monde. Il recréait ici les forces émotionnelles de son enfance.

Lui, Il ne fallait pas l’ennuyer dans la vie, il souhaitait le calme et le respect après les prises de cocaïne, les arrestations des dealers et les longues journées crispées dans le nord parisien. C’était quelque chose qui lui tenait à cœur, le respect, des supérieurs hiérarchiques, des secrétaires, de sa femme, de ses deux garçons.

Mais il lui semblait parfois que le quotidien lui échappait et il se sentait alors comme un tas d’ordures, des ordures odorantes, écartelées, multiples. Vous déambulez tranquillement dans votre appartement et puis oups, voilà, vous tombez sur vous-même, sur le caca, disait son fils de trois ans, le caca docile de vous-même. Vous regardez alors qui vous êtes, les choix de votre présent, l’humeur de votre vie et ce qu’il reste de votre passé. C’est ce qu’il disait, en boucle, les yeux rougis, à sa nouvelle amie, qui, à ce moment même, songeait probablement à son vieil amant scandinave.

Alors pour faire avancer l’action, Edouard était allé voir cette psychanalyste. Y a-t-il un synonyme de psychanalyste ? se demandait il .

Battre son enfant en rythme, pourquoi pas, au fait ? Le record de celui qui bat son enfant le plus harmonieusement possible. Il détestait expliquer et pourtant, là, avec Madame Interprétation, il était toujours en train d’expliquer. Il expliquait que le rythme des coups sur ses reins lui avaient fait aimer la musique ( le son du clairon !).

En fait, il n’avait pas grand chose à dire, car on ne dit pas : je suis bloqué, littéralement, par mes parents. Ils m’interdisent de parler à table.

Lever la main pour parler à table est une règle de base, disait son père entre deux claques, sinon silence. Comment ? Et si je veux le sel ? Le plat de purée ? Sa sœur ne levait plus les yeux depuis longtemps. Elle restait dans les limbes. Le silence posé sur la table était pire que les lianes de cuir tranchantes du martinet, comme des coups de ciseaux dans la chair. Bof, on s’y fait, je suis jeune, ma peau est dure et je ne peux décidément pas m’enfuir en pleurant car c’est ici ma maison, c’est ici qu’on m’a élevé. « C’est pas grave, ça ira » murmurait-il à sa sœur. Sa mélancolie venait un peu de là, des coups inexplicables, des yeux fermés sur la famille écaillée des repas silencieux, mais pas complètement, un peu aussi des évènements, du hasard.

Maintenant, là, affalé sur le divan blanc, il rêvait d’une main tendre, une main qui soulagerait les courbatures, la main aimante de celle qui jamais ne frappe. Allez frappe en augmentant la pression avec le fil de fer, le fil qu’il aurait aimé tendre. Mais Madame Névrose en face de lui reprenait ses pensées, ne les laissait plus divaguer. On est sur l’idée de la violence, là, voyez-vous. Elle portait ses paroles comme des trophées. Papa, ça ne se dit pas à 42 ans et avec un boulot pareil.

Y avait-t-il un espace encore possible pour le fils ? Et il voyait maman psychanalyste qui hurlait avec les trous des fesses à l’air. Il souhaitait juste embrasser la femme consolatrice, celle qui apaiserait ses pensées sans en faire tout un plat.

Le plat de lasagnes que maman avait préparé. Il aimait tout dans ce plat, le gruyère chaud et les pâtes cuites à point. Il fredonnait l’air des lasagnes, une ritournelle culinaire inventée tout exprès pour le jour des lasagnes, qui faisait rire sa sœur. Il jouissait de l’odeur chaude des pâtes en chantonnant. Et il n’a jamais su, qui, pourquoi, comment, le père s’était mis en colère en certifiant que les lasagnes se mangeaient tièdes et non brûlantes, comme une vérité indiscutable. C’était un signe de mauvais goût, c’était un sacrilège de manger les lasagnes trop chaudes. La lasagne. Clac. A terre, près du canapé. La lasagne se mange tiède. Il ne pouvait plus faire machine arrière, vroom vroom du moteur du cœur de l’enfant qui s’emballe. Il s’est relevé, fier, s’est rassis, mains sur la table, un petit sourire insolent au coin des lèvres « tu peux toujours me frapper, tu n’es qu’un crétin ! ». Il déployait des efforts frénétiques pour retenir ses larmes, disparition du corps et cheveux mal peignés. Il a recraché les lasagnes par petits bouts dans son assiette, en s’en prenant, au deuxième passage, plein la tête, par la main rougie de papa, main forte, solide, tout à fait à l’aise avec les joues pâles de son fils.

Bon, se disait-il, avec cette lucidité qui ne le quittait jamais même dans les pires moments d’égarement, il va bientôt falloir trouver un solution. Car. A force. De ne plus parler à table, de se prendre des raclées, avec des mots et des insultes à n’en plus finir, salop, idiot, petit con, j’en peux plus de toi, il pensait : je suis au-dessous de zéro ( tu es pire qu’un zéro). Allez mon petit, tu es prié de te secouer, de ramasser les miettes sur la table, de passer du rouge au rose, d’accéder aux couleurs délicates des aquarelles japonaises.

La trempe se demandait-il, ça se dénonce ou pas ? Il était vraiment en colère mais il avait à peine douze ans. Il avait peu de mots en bouche et il ne savait pas encore s’en servir. Il fallait juste attendre et raviver ses sens car ils étaient obstrués pour l’instant, tièdes, neutres.

C’est pourquoi, trente ans après, il avait en face de lui cette psychanalyste et il avait follement envie de l’embrasser, presque même de la violer ( mais on lui avait tellement dit que ça ne se faisait pas de violer sa psychanalyste sur les kilims classiques et onéreux du cabinet), et puis, soudain, elle a murmuré : « A la semaine prochaine, Monsieur Coton ». « N’importe quoi », s’est-il dit.

« Ah non, pardon, Monsieur Morand » a-t-elle ajouté avec un sourire brillant. Elle s’est levée en s’appuyant sur des béquilles et il a tout de suite désacralisé l’affaire.

Il a payé et il a attendu l’air de rien le mardi suivant, se disant , je suis visiblement malade, mon humeur est changeante, je deviens un peu agressif, j’ai besoin d’un suivi psychologique, j’ai quarante deux ans, une femme et deux enfants.

Dans le salon, rires chauds de ses deux garçons et, au fond du couloir, une voix distante et chirurgicale qui le met en garde.

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