mardi 30 décembre 2008

Cervelles, cervelles, cervelles, Diego Vecchio

Traduit de l'espagnol ( Argentine ) par Bernardo Schiavetta.

Le calendrier patagonien célèbre la Fête du Pétrole le 13 décembre.
À cette date-là, il y a longtemps, quelque part dans les faubourgs de la ville australe de Comodoro Rivadavia, un chien errant, en grattant le sol pour y cacher un os, vit sortir des entrailles de la terre une épaisse bave noire. Non point de l’excrément du Diable, mais de l’hydrocarbure paraffiné. Au même moment, à quelques mètres du premier puits de pétrole (et l’on peut regretter que ce deuxième événement soit moins notoire), naissait Evaristo Robustiniano Torres, le plus brillant romancier de ce lointain Territoire National, lequel n’avait pas à cette époque le rang éminent de Province Fédérale. Certes, grâce au pétrole, Comodoro Rivadavia acquit sa richesse matérielle. Mais sa richesse spirituelle lui fut accordée par les romans d’Evaristo Robustiniano Torres, lequel eut le génie d’inventer Victricius. Celui-ci était au Comte Dracula ce que le ñandú est à l’autruche et le puma au tigre : une espèce sud-américaine plus petite et moins agressive que le modèle classique. Les romans d’Evaristo Robustiniano Torres, fidèles aux derniers progrès de l’hématologie, racontaient des aventures moins sanglantes que sanguines.
En 1628, William Harvey fit la découverte de la circulation du sang chez les animaux et l’homme. En 1882, Metchnikov s’aperçut du rôle joué par les leucocytes dans la défense de l’organisme. Grâce à Victricius, la fiction surpassa la science. Evaristo Robustiniano Torres inventa un vampire dont les papilles pouvaient identifier, à partir d’une goutte extraite de la carotide de sa victime, la composition biochimique de son sang. En moins d’une minute, avec une étroite marge d’erreur, Victricius pouvait savoir ce que la science ne savait pas encore détailler si rapidement : la quantité de globules rouges, globules blancs, plaquettes, protides, urée, glucose, chlore, sodium, fer, calcium, phosphore, fibrine et lipides. Surtout, lipides.
L’Argentine était à cette époque un pays de vaches grasses, de gros bonshommes et de grosses bonnes femmes. Leurs viandes et leurs chairs se dandinaient à travers les deux millions de kilomètres carrés de la surface nationale, occupant de leurs excès de poids et de volume les vastes étendues solitaires. Les Argentins mangeaient alors, en moyenne, un kilo et demi de boeuf par jour, sans autre garniture que de maigres salades.
Les viandes rouges aux abondantes protéines véhiculent également des lipides qui collent aux artères, provoquant ainsi des maladies coronariennes et cérébro-vasculaires. Ce n’était pas étonnant que les causes principales de mortalité, imputables à ce régime riche en mauvais cholestérol, fussent alors l’infarctus du myocarde et les accidents vasculaires cérébraux.
Evaristo transforma en source d’inspiration ce problème de santé publique. Victricius ne suçait que le sang des personnes souffrant de surpoids. Si le taux de cholestérol sanguin était inférieur à deux mille milligrammes par litre, Victricius lâchait sa proie immédiatement. Pour les valeurs supérieures, la morsure d’inspection était suivie d’une morsure de purification à but non seulement alimentaire mais aussi thérapeutique.
La morsure du vampire traditionnel manque de précision. Guidée par le mal, elle ne cherche qu’à vider la victime de ses fluides vitaux pour la métamorphoser en vampire. La morsure de Victricius, en revanche, était hautement sélective. Guidée par le Souverain Bien de la Santé, elle absorbait des lipides. Que des lipides. Au réveil, la victime se trouvait légère, comme si elle avait ingéré non pas un kilo et demi de viande et d’abats, mais deux cent cinquante grammes de riz à la vapeur.
Victricius était un vampire du Nouveau Monde, débordant d’entregent et de bonté. Il ne ressemblait pas aux vampires du Vieux Monde, possédés par des pulsions destructrices. Refusant souvent des victimes sous-alimentées, il préférait jeter son dévolu sur quelque malheureuse brebis. Plutôt défaillir lui-même que faire défaillir autrui. Ce fut une trouvaille que d’imaginer Victricius du point de vue hématologique, hors des canons du gore. Les vampires d’Evaristo Robustiniano Torres n’étaient plus les ambassadeurs du mal, mais des chevaliers blancs de la science, serviteurs zélés du progrès.
Les premières histoires d’Evaristo Robustiniano Torres parurent dans une revue médicale, désireuse d’égayer un peu les sévères articles qui traitaient de la génétique de la drosophile ou de la découverte de la lutéine. Il faut joindre l’utile à l’agréable, dit la sagesse des Nations, adage qui garde toute son actualité. Les histoires d’Evaristo Robustiniano Torres connurent un véritable succès. Les divers épisodes constituèrent peu à peu un roman. Une fois celui-ci publié, on se l’arracha.
Cette éclatante réussite l’encouragea à sortir un deuxième, puis un troisième, puis un quatrième et un cinquième roman feuilleton. Chaque épisode surgissait de sa plume comme le pétrole du sol patagonien, laissant sur les marges de la page et de la table de nombreuses taches d’encre. L’œuvre d’Evaristo Robustiniano Torres grandissait et les distilleries de pétrole se répandaient au même rythme. En peu de temps, il avait derrière lui une saga de cinquante romans, détaillant l’existence de Victricius, année après année, depuis la première enfance jusqu’aux temps de sa vieillesse heureuse quand, domicilié là-haut, sur les sommets andins, il vivait entouré de l’affection de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants vampires.
Sa renommée dépassa les frontières patagoniennes et Evaristo Robustiniano Torres dut souvent monter à Buenos-Aires, la capitale. Il y prononçait des conférences, allait aux cocktails, donnait des interviews à la radio. Là-bas, dès qu’il mettait les pieds dans la rue, quelque lecteur l’accostait pour lui tenir des propos de ce type : « Je parie que dans votre prochain roman Victricius fera l’impossible pour baisser le taux de cholestérol de cette pauvre femme de cent vingt kilos, accro à la charcuterie ». Evaristo Robustiniano Torres répondait : « On verra, on verra ».
Grâce à ses juteuses royalties, il fit construire son hacienda au bord d’une falaise patagonienne. De la fênetre de sa chambre, on voyait la mer et quelques distilleries. Les histoires de vampires naissaient au cours de ses promenades sur la plage, entre l’océan et le désert, lorsqu’Evaristo Robustiniano Torres s’absorbait dans la contemplation des hautes cheminées qui lâchaient des gaz toxiques et des flammes bleu-vert dans l’atmosphère.
Ainsi naquirent les épisodes de son cinquante-et-unième roman, Le Mal de Wöhler, sans aucun doute son chef-d’œuvre. Victricius, âgé de soixante-quinze ans, souffrait désormais d’une dégénérescence sénile du système nerveux, maladie décrite par la première fois, vers la même époque, par le Dr Friedrich Wöhler. Ses papilles gustatives ayant perdu de leur acuité, notre aimable vampire commença à commettre de grossières erreurs d’analyse. Victricius absorbait les lipides sans faire de détail. Il mordait quiconque se trouvait à sa portée. Ses morsures ne posaient aucun problème aux individus porteurs d’un taux de cholestérol élevé. Elles furent fatales, en revanche, aux porteurs d’un taux de cholestérol normal ou bas.
Le cholestérol est indispensable à la vie. L’organisme l’utilise pour produire la bile, des hormones et la vitamine D. Mais ce n’est pas tout. Ce stérol, qui se présente sous forme de cristaux blancs nacrés, est un élément constitutif des membranes cellulaires, et notamment de celles des neurones. Chez les personnes faiblement constituées, la chute abrupte du taux de cholestérol peut être mortelle.
La morsure de Victricius, autrefois bénigne, était devenue létale. Il comptait déjà quinze victimes à son actif. Il l’ignorait. La police restait plongée dans la perplexité. Jamais on n’avait connu de cas semblable. Les cadavres portaient une marque au cou. Les médecins légistes ne trouvaient pas la cause ultime du décès.
Maintenant, Victricius était sur le point d’enfoncer ses crocs dans le cou d’une belle à la cholestérolémie effroyablement basse. La jeune femme sous-alimentée dormait d’un sommeil de plomb. C’était une nuit de pleine lune, l’été, et la fenêtre de la chambre restait grande ouverte. Il est inutile de souligner que l’absorption des lipides de la protagoniste allait provoquer une véritable hécatombe hématologique. Victricius ne le savait pas. Est-on coupable d’un meurtre non prémédité ? Les lecteurs suivaient la publication de chaque épisode, les nerfs à vif.
L’accident survint juste à ce moment-là.
Evaristo Robustiniano Torres sortait alors d’un cocktail (eh oui, quelques milligrammes de whisky nageaient dans les flots de son sang). Sa voiture décapotable emprunta à toute vitesse une avenue. A toute vitesse également, une deuxième voiture décapotable, débouchant d’une rue perpendiculaire, grilla le feu rouge. Le choc fut inévitable. L’autre conducteur succomba sur le coup. Evaristo Robustiniano Torres traversa le pare-brise et s’étala sur la chaussée, les bras ouverts. Une mare de liquide céphalo-rachidien nimba son crâne redoutablement enfoncé à l’occiput. Cela aurait pu être pire. Cela peut toujours être pire. L’ambulance arriva heureusement à temps. Les ambulanciers ramassèrent dans un flacon stérile les morceaux de substance blanche et grise, éparpillés sur le bitume. Soigné dans l’hôpital le plus proche, Evaristo Robustiniano Torres resta en vie, mais plongé dans le coma. La nouvelle frappa l’opinion publique. Ses lecteurs envoyèrent des fleurs et des lettres qu’Evaristo Robustiniano ne put ni respirer ni lire.

Quinze années s’écoulèrent avant qu’il ne se réveillât amnésique, paralytique, perfusé de partout, sous pneumothorax, comme vous l’avez deviné peut-être. Ses lecteurs ne l’avaient point oublié. Une association, le Cercle des Amis de Romans de Vampires, faisaient toujours la promotion de ses œuvres et avait même créé le Prix Evaristo Robustiniano Torres. Il était décerné chaque année, à l’issue d’un concours, à un roman inédit censé inventer la fin manquante du Mal de Wöhle et ne dépassant pas les cent cinquante pages dactylographiées à double espace.
Désormais ses fidèles ne ménagèrent pas leurs efforts pour accélérer son rétablissement. Certains lui rendaient visite tous les jours. Grâce à leur ténacité, Evaristo Robustiniano Torres sortit de l’amnésie. Ce miracle le ramena au moment où il avait écrit la première phrase de son premier livre. Bien entendu, un seul souvenir ne saurait reconstruire une vie. Il en faut au moins trois, comme les trois points qui délimitent une surface. Mais c’était mieux que rien. Un tel passé anémié, réduit à un seul souvenir, lui servait à tirer une ligne, à traverser l’abîme. De ce fait, Evaristo Robustiniano Torres resta le même, avant et après l’accident. Que demander de plus ? Sa volonté de fer lui permit de récupérer une à une, par des exercices de rééducation, les fonctions perdues : la reconnaissance des objets, la locomotion, l’équilibre, voire le désir sexuel.
Ces jours-là —beaucoup s’en souviennent— furent tumultueux. Lorsque Evaristo Robustiniano Torres récupérait une fonction, ses lecteurs manifestaient dans la rue, poussant des cris de joie : « Aujourd’hui Evaristo Robustiniano Torres a marché après quinze années de prostration et de paralysie. C’est le corps de la littérature qui se remet en marche ». Ou bien : « Aujourd’hui Evaristo Robustiniano Torres peut à nouveau éternuer. C’est le corps de la littérature qui se remet à éternuer ». Lorsque les infirmières le surprirent à se toucher un peu, profitant de l’érection matinale, elles s’écrièrent : « Evaristo Robustiniano Torres se masturbe. C’est le corps de la littérature qui à nouveau se masturbe. »
Mais de langage, point.
Evaristo Robustiniano Torres pouvait mener une vie quasiment normale, mais le langage ne revenait pas. Mille et un exercices de rééducation le laissèrent muet comme une carpe. Un malheur n’arrive jamais seul : co-morbidité courante dans ce type de cas, il souffrait par-dessus le marché d’agraphie. Evaristo Robustiniano Torres ne pouvait communiquer que par des mimiques.
Les médecins s’aperçurent que le jour de l’accident, en ramassant la matière encéphalique, le personnel ambulancier avait oublié quelque part un morceau de l’aire de Broca. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait. Sans son aire de Broca, Evaristo Robustiniano Torres ne pouvait récupérer la parole et encore moins l’écriture. Il était plus que probable que jamais il ne recommencerait à parler ni à écrire. Cette vérité frappa les lecteurs (mais aussi les docteurs et les infirmières) comme un coup de fouet au tympan. Evaristo Robustiniano Torres avait pleine conscience du drame. Il ne pouvait parler, mais il pouvait penser. Fait qui démontre que la pensée est une activité indépendante du langage. Fait qui devrait réfuter, d’une fois pour toutes, l’absurde théorie selon laquelle la pensée est un langage intériorisé. Evaristo Robustiniano Torres pensa ceci: dépourvue de littérature, Art suprême du Sens, la vie n’avait pas de Sens. En conséquence, il devint triste. Les membres les plus vulnérables du Cercle s’attristèrent à leur tour. Sans les écrits d’Evaristo Robustiniano Torres, la vie n’avait plus de Sens. Evaristo tenta de se supprimer en avalant un flacon de barbituriques. Les membres les plus vulnérables du Cercle essayèrent également de se supprimer, en avalant des flacons de barbituriques. Se suicider aux barbituriques était à la mode dans ces glorieuses années 1960. Il était si facile alors d’acheter en pharmacie, sans ordonnance, un tube de Véronal ! La dose ingérée étant insuffisante, Evaristo Robustiniano Torres survécut. Hélas ! tel ne fut pas le cas des membres les plus vulnérables du Cercle, lesquels tombèrent comme des mouches. Hélas ! Double hélas même ! Peu de temps après, le médecin d’Evaristo Robustiniano Torres trouva une solution.
Dans son laboratoire de l’Université de La Plata, le Dr Carlos Ameghino Fonseca, brillant chercheur argentin, venait de greffer avec succès un cerveau de rat sur un rat. Scoop mondial : la première greffe de cerveau de l’histoire. L’expérience devait maintenant s’étendre aux êtres humains. Le Dr Carlos Ameghino Fonseca se mit à chercher des volontaires par petites annonces. En les lisant, le médecin d’Evaristo Robustiniano se demanda : « On pourrait peut-être greffer à Torres, non pas un cerveau entier, entreprise risquée dans l’état actuel de la science argentine, mais un quart de cerveau, ou plus exactement une aire de Broca saine, dodue et bien irriguée ! Il pourrait alors parler et surtout recommencer à écrire ».
Sans tarder, le médecin se mit en contact avec le chercheur. Carlos Ameghino Fonseca accepta le patient avec enthousiasme. Désormais, il suffisait d’attendre. Les membres survivants du Cercle profitèrent de l’attente pour lancer une quête de fonds, destinée à financer le coût exorbitant de l’expérience (plusieurs millions de pesos, comme vous pouvez l’imaginer). On organisa des cycles de lecture des romans d’Evaristo Robustiniano Torres. On édita des produits dérivés : les poupées des vampires de la saga. Tous les membres du Cercle recueillirent les tickets usagés. Une association de bienfaisance offrait un fauteuil roulant en échange de dix milles tickets usagés. On demanda son équivalent en argent, puisque le romancier marchait déjà. Evaristo Robustiniano Torres attendait lui aussi. L’attente dura des années.
L’organe, voilà le problème. Il est déjà difficile de trouver un rein, un cœur, un foie. Mais un cerveau, pensez donc! Pourvu qu’il puisse éliminer convenablement les déchets métaboliques, n’importe quel rein est bon. Pourvu qu’il puisse pomper du sang artériel et du sang veineux sans les mélanger, n’importe quel coeur fait l’affaire. Pourvu qu’il puisse produire les doses suffisantes de bile pour faciliter l’absorption des graisses, n’importe quel foie peut servir. Ce qui importe est l’état de marche de tels organes, s’ils sont sous garantie. Leur taille, leur couleur ou leur sexe n’a aucune importance.
Dans le cas du cerveau, la question est diablement plus compliquée. Le cerveau humain est l’objet le plus complexe que la Nature ait produit au cours de l’évolution du vivant, depuis les premiers microbes apparus au sein du bouillon primordial par l’action de la météorite de plutonium qui frappa alors la planète Terre, jusqu’à l’apparition d’un certain singe, lequel, longtemps après le surgissement des premiers végétaux et animaux, se mit à marcher debout, à opposer le pouce aux autres doigts de sa main, à parler, à écrire et à attraper des maladies. On ne sait pas trop pourquoi.
Dans cette substance molle et humide comme le pain perdu, de la taille d’une noix de coco, on trouve autant de bits d’information qu’il y a d’étoiles dans l’univers. Dans cet organe dont le poids atteint au grand maximum deux kilos, il y a un tel nombre de neurones que, si on les alignait à la queue leu leu, en démêlant bien leurs dendrites, on obtiendrait un mince fil capable de relier la Terre à la Lune. Mais ce n’est pas tout. Le cerveau n’est pas un simple organe de connexion et de contrôle, mais aussi de conservation et de stockage de données. En conséquence, deux cerveaux ne se valent pas toujours. Il n’est pas indifférent qu’on vous greffe celui d’un prince ou celui d’un savetier.
Dans l’idéal, on greffe sur un écrivain un cerveau d’écrivain. Or, s’il est déjà difficile et plus que difficile de trouver un cerveau tout court, que dire d’un cerveau d’écrivain !? Les écrivains sont peu enclins au don d’organes. Ils s’intéressent à la célébrité, à l’argent, au pouvoir, au sexe. Jamais aux greffes. Voilà le drame de l’écrivain Evaristo Robustiniano Torres. Voilà le drame de la littérature.
Les membres du Cercle lancèrent un appel à la solidarité sur les ondes radiophoniques.

« Nous avons besoin d’un cerveau d’écrivain, sans distinction de sexe, de race ou de nationalité, n’ayant subi aucun accident vasculaire cérébral. Il est destiné à Evaristo Robustiniano Torres, lequel ne peut ni parler ni écrire depuis vingt ans, en raison des graves séquelles d’un accident automobile. Veuillez contacter la boîte postale 159 dans les meilleurs délais. Merci d’avance. »

L’annonce n’éveilla pas la moindre réponse. Evaristo Robustiniano Torres ne perdit pourtant pas espoir. Sa patience et son abnégation furent récompensées. Quelque temps après, on lui fit don d’un quart d’hémisphère cérébral gauche. Le donateur était un boucher de cinquante ans, mort paisiblement d’un infarctus du myocarde pendant sa sieste, un dimanche l’après-midi. Il était habile à couper la viande et à satisfaire les désirs (toujours insatisfaits, par définition) de ses clientes. Certes, son cerveau n’était pas le cerveau idéal, mais c’était mieux que rien (rien : la mutité et l’agraphie).
L’opération dura plus de dix heures. Plus de vingt personnes prirent part aux travaux. Marqueur. Ciseaux. Tenaille. Clic ! Scie. Bistouri. Perceuse. Brrrrr ! Enlever le cerveau. Barre d’étain. Chalumeau. Ffff ! Mettre le cerveau à sa place. Contrôler la pression artérielle. Clou. Marteau. Toc ! Contrôler le rythme cardiaque. Coudre. Fermer.
Les effets de l’anesthésie à peine dissipés, Evaristo Robustiniano Torres marmonna quelques sons archaïques semblables au babil des nourrissons ou aux sonorités articulées autrefois par l’homme lorsqu’il commença à être homme : prémices de la langue prébabélique chargées de tous les sons et de tous les sens. Médecins et lecteurs furent enthousiasmés. L’opération avait été une réussite.
Pour la première fois depuis son accident, Evaristo Robustiniano Torres prononça d’une voix rauque quelques mots. L’intubation chirurgicale avait irrité ses cordes vocales. Un frisson ascendant parcourut la moelle épinière des membres du Cercle. Ils s’attendaient à entendre de la bouche même du maître le dénouement du Mal de Wöhler enfin révélé. Ils attendaient la suite de l’histoire. Leur vie leur était insupportable avec cette histoire tronquée. Qui pourrait dire le contraire ? Tout le monde fut déçu. Les premières paroles prononcées par Evaristo Robustiniano Torres furent :
— Viande hachée.
Vous avez bien lu : « Viande hachée ». Il ne savait même pas utiliser l’article partitif ! Un frisson descendant parcourut la colonne vertébrale des médecins et des lecteurs. Ils s’attendaient à ce qu’Evaristo Robustiniano Torres leur déclarât enfin ce qui arriverait à cette pauvre fille sous-alimentée, au taux dangereusement bas de cholestérol, endormie là dans sa chambre, la fenêtre grande ouverte, tandis qu’un vampire sénile s’approchait d’elle pour lui baiser le cou. Se réveillerait-elle en criant ? Continuerait-elle à dormir bêtement, avant la lipothymie fatale? Victricius saurait enfin comprendre qu’il était devenu un instrument du mal… lui ! si soucieux du bien et du progrès de l’humanité !? Evaristo Robustiniano Torres répondait toujours : « tripes »,« os à moelle », « ris de veau »...
Les médecins autorisèrent sa sortie de l’hôpital, affirmant qu’il ne fallait pas perdre espoir. La récupération du langage serait une question de temps, le temps qu’il faudrait à ce quart de cerveau pour prendre possession de l’empire laissé à l’abandon, de nommer des nouveaux ministres, de tracer de nouvelles voies ferrées, de nouvelles routes, chemins et ponts, de signer un traité de paix avec les muscles et le squelette, d’envoyer des ambassadeurs jusqu’aux lointaines contrées du système urinaire. Il fallait attendre un peu. Evaristo Robustiniano Torres quitta l’hôpital. Un attroupement de lecteurs, armés d’appareils de photos, de calepins et de crayons, l’attendait dehors :
— Maître, voulez-vous nous dire comment Victricius arrivera à réparer tout le mal qu’il a fait jusqu’à présent ? Quinze victimes !
Evaristo Robustiniano Torres répondit de cette voix rauque qui sortait de sa bouche, mais qui semblait sortir de la bouche de quelqu’un d’autre :
— Rumsteck.
—Est-ce que l’héroïne se tire de ces mauvais pas ? Ou est-ce qu’elle meurt ?
— Joue de bœuf.
— Est-ce qu’elle a pu voir le visage de son assassin ?
— Tête de veau.
Le pire, c’était que parfois, pour des raisons inconnues, la machine s’enrayait. Evaristo Robustiniano Torres répétait alors « …cervelle, cervelle, cervelle… » jusqu’à l’épuisement physique. Il n’était même pas capable de dire cerveau !
Les limites du monde sont les limites du langage. Le monde d’Evaristo Robustiniano Torres, l’écrivain au cerveau de boucher, s’était rétréci à un monde de viande et d’abats. Quel gâchis de talent, de temps, d’argent ! Est-ce parce qu’un médecin argentin au cerveau mou, trop prudent, avait décidé de lui greffer un quart de cerveau plutôt qu’un cerveau entier ? Parfois le choix du moindre risque est à l’origine des plus grandes catastrophes.
La Faculté avait été mise en échec. Evaristo Robustiniano Torres n’était pas seulement incapable de parler comme avant. Il ne pouvait pas écrire non plus. La greffe de cerveau n’avait rien changé à son agraphie. La raison était simple. Le donateur était presque illettré. Il n’avait fait que deux ou trois années d’école primaire. Son savoir se limitait à l’arithmétique nécessaire à son métier. Et c’est bien connu : il y a des limites d’âge pour apprendre. Les circuits neuronaux rouillent s’ils ne sont pas stimulés pendant la première enfance.
La Philosophie avait été mise en échec aussi. Chose bien plus grave. Car l’erreur d’un médecin gâche la vie d’un individu ou d’un groupe, pendant quelques années, tandis que l’erreur d’un penseur peut affecter l’Humanité pendant des siècles. Les philosophes avaient simplifié exagérément le problème, étayant leurs argumentations avec l’exemple d’une greffe de cerveau entier et non celle d’un quart. Par ailleurs, comme cela arrive souvent, ils avaient compliqué inutilement le problème en imaginant que la conscience, au lieu de se loger dans le cerveau, pourrait être placée à l’intérieur de petit doigt de la main gauche ou droite. Que surviendrait-il alors, s’étaient-ils demandé gravement, si l’on coupait ce petit doigt ou si l’on se livrait à d’autres atrocités du même acabit ? Et les philosophes de se perdre dans des considérations sur la mémoire, les idées innées, le concept de substance, l’immortalité de l’âme... On se trouvait devant l’impensable : ce pauvre écrivain répétant toute la journée cervelle, cervelle, cervelle. ..
Comment mettre Evaristo Robustiniano Torres hors circuit ?
En plein désespoir, les membres du cercle convoquèrent une assemblée extraordinaire. Comme il est fréquent dans de tels cas, le désespoir stimula extraordinairement les capacités d’interprétation de chacun. Ou plutôt de l’une des membres, Urania Narvaez, une fille qui lisait des romans de vampires à contrecœur, depuis des années, pour faire plaisir à son fiancé, lauréat du prix Evaristo Robustiniano Torres, José Felix Galeano, l’un des éléments les plus fanatiques du Cercle.
Les romans de notre auteur tombaient des mains d’Urania Narvaez. Elle détestait la courtoisie de ce vampire patagonien, si plein d’amabilités et d’obligeance avec chaque victime. En toute sincérité, tant qu’à lire des histoires de vampires, elle préférait de loin les histoires de vampires purs et durs, de ceux qui arrivent au port sur un voilier infesté de rats, cachés dans leurs cercueils, des vrais vampires qui n’ont même pas besoin d’une nuit pour sucer le sang de la population d’une ville jusqu’à la dernière goutte. Avouer une telle vérité à José Felix Galeano aurait entraîné la rupture de leurs fiançailles. Feindre était le seul remède possible. Mais en matière de sentiments, le secret n’existe pas. Des vases communicants relient les cœurs des amants, dépassant ce que les amants savent ou croient savoir. La réticence d’Urania à l’égard de Victricius entraîna une réticence au mariage de la part de José Felix Galeano. « Nous nous marierons lorsque je serai enfin en thèse » dit-il au début. Mais José Felix Galeano devint Docteur et ils ne convolèrent pas. « Nous nous marierons dès que j’aurai trouvé un bon poste ». Mais José Felix Galeano trouva un bon poste dans l’hôpital même où notre romancier était soigné et ils ne se marièrent pas pour autant. « Non, en fait nous nous marierons lorsque Evaristo Robustiniano Torres recommencera à écrire. Je te donne ma parole d’honneur cette fois-ci » dit-il un soir, alors que le vocabulaire d’Evaristo Robustiniano Torres restait dans le domaine exclusivement boucher. En pleine assemblée générale du Cercle, Urania Narvaez leva la main pour demander la parole. Elle ne pouvait pas laisser passer l’occasion.
— « Après son traumatisme crânien, l’écriture d’Evaristo Robustiniano Torres a subi une révolution copernicienne. Ou bien (si vous le préférez) une Kehre. À vrai dire, Evaristo Robustiniano Torres se trouvait alors dans une impasse. Cinquante romans de vampires avaient épuisé les possibilités ouvertes à son imagination. Il ne pouvait produire que du réchauffé. La seule issue a été le saut dans le vide. Grâce à son accident, il a pu passer d’une prose hématologique à une poésie que je qualifierai de « bovine ». Pendant des mois, j’ai compilé une à une les paroles prononcées par Evaristo Robustiniano Torres. Là où d’autres voient une kyrielle de noms de morceaux de viande, je vois, moi, un Poème ».
Un murmure surgit de la salle. Les yeux de José Felix Galeano se remplirent de larmes. Il voyait bien que cette interprétation entraînerait, sinon la fin du Cercle des Vampires, du moins une sécession. C’est bien ce qui arriva. Le Cercle se divisa en deux. D’une part, ceux qui refusaient avec horreur l’interprétation d’Urania Narvaez, la trouvant non seulement erronée mais surtout pernicieuse. D’autre part, ceux qui acceptèrent avec ferveur cette interprétation, considérant désormais que les poèmes bovins d’Evaristo Robustiniano Torres étaient les plus beaux poèmes jamais écrits. Il se trouva même un éditeur qui n’hésita pas à les publier, avec une préface d’Urania Narvaez. Elle y écrivait : «Il y a plus de littérature dans un étal de boucher que dans tous les rayonnages de nos bibliothèques. Écrire n’est-il pas une manière de couper et hacher et saler et frire et cuire au fourneau une viande exquise entre toutes… la chair du langage ? ».
Urania Narvaez et José Felix Galeano célébrèrent enfin leurs noces.
Le livre fut un véritable désastre commercial. Mais deux critiques furent dithyrambiques : deux articles suffirent pour qu’en peu de temps une poignée de lecteurs, fatigués des coups bas assenés par les romans, adoptât le livre. Un livre culte. Les épigones se mirent à foisonner. En fin de compte, personne ne pouvait écrire un poème sans qu’ici ou là quelque vers montrât l’influence bouchère d’Evaristo Robustiniano Torres.
C’est l’histoire de beaucoup d’écoles et de mouvements littéraires. Mû par une dyspepsie, par un calcul rénal ou par un fibrome, quelque gros malade proclame violemment, à grands renforts de rhétorique, une théorie quelconque. Un groupuscule de fous, de criminels et d’hystériques, certainement moins talentueux, l’entoure d’une vénération aveugle, où tout jugement critique est absent. Ensuite, comme une nuée de scorpions, ils consacrent leurs vies à diffuser le venin.
Urania Narvaez et José Felix Galeano furent les heureux parents de beaux jumeaux.
Les médecins avaient affirmé que les troubles neurologiques d’Evaristo Robustiniano Torres guériraient avec le temps, mais ils se trompaient. Le temps passa sans que le vocabulaire d’Evaristo Robustiniano Torres s’enrichît de mots nouveaux. En vérité, il ne s’appauvrissait pas non plus. Incapable d’apprendre ou d’oublier, Evaristo Robustiniano Torres grossissait. Son nouvel organe avait réveillé en lui un appétit carnivore incontrôlable. S’agissait-il d’une pathologie de l’hypophyse ? Pas du tout. Il n’y avait, là encore, qu’un simple problème d’interprétation. Le personnel de maison, en prenant ce qui était un automatisme pour des ordres, croyait satisfaire une demande inexistante : faux-filet, côte de bœuf, bavette, araignée, onglet, rognons, foie, fraise, langue, mamelle, rôti, ragoût, cervelle, cervelle, cervelle... Ce régime fit augmenter en flèche le mauvais cholestérol. La cervelle, autant que le jaune d’œuf, est un aliment contenant les plus forts taux de cholestérol. Les artères coronariennes d’Evaristo Robustiniano Torres s’obstruèrent. Après les repas, lorsqu’il marchait ou montait les escaliers, il ressentait des pointes au cœur. Quelques minutes de repos suffisaient à calmer la douleur, au début. Mais les choses se gâtèrent vite. Il avait beau s’aliter, mettre un sac à glaçons sur la région précordiale ou prendre de bonnes doses de morphine, les crises devenaient chaque fois plus fréquentes, plus intenses. Et non sans raison. Evaristo Robustiniano Torres dépassait les cent kilos. Avec un tel excès de poids, même le nitrite d’amyle restait inefficace.
À l’instar du donateur, Evaristo Robustiniano Torres décéda après un dîner, nuitamment, d’un infarctus du myocarde. Se déchirant les unes après les autres, les artères coronariennes firent entendre une mélodie de harpe, la musique de leurs propres sphères célestes. Ses derniers mots furent : « Cure-dent ».
Il mourut en se curant les canines.

Microbios, Beatriz Viterbo Editor, Rosario, 2006.
Traduction : Bernardo Schiavetta.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire