mardi 30 décembre 2008

La grenade, Luc-Michel Fouassier

Je la sens là, tout contre ma hanche, masse dense et froide, à peser dans la poche de ma veste. 635 grammes. Je la serre de la main droite, l'index passé dans l'anneau de la goupille. Il suffirait d'un simple geste de ma part. Un mouvement discret de la main que personne ne remarquerait et le tonnerre remplirait l'espace, le sang giclerait, les chairs déchiquetées seraient répandues alentour. Nos sales tripes.

Ce serait un beau final.

Après l'enterrement de mon père, j'étais repassé par sa maison, histoire de traîner un peu au milieu des meubles et des objets témoins de son agonisante retraite. Je possédais un double des clefs. Mon père avait insisté pour que j'en garde un, des fois que. C'était bien une idée à lui ça. J'habitais à plus de cinq cents kilomètres (540 par l'autoroute) mais c'était moi qui devais garder un trousseau. Pas la voisine. Tout ça m'avait toujours paru d'un compliqué. Pourtant, je n'avais jamais rien dit. Avec le père, on ne discutait pas les ordres.

J'ai passé cet après-midi-là à déambuler d'une pièce à l'autre, sans autre raison que celle de saisir un peu de ce qu'avaient été les dernières années de sa vie après que ma mère l'eût quitté, sa solitude revêche terrée au fond de ce minuscule pavillon de banlieue. J'espérais vaguement trouver quelque chose qui m'aiderait à comprendre comment on pouvait vivre aussi loin des autres, isolé, sans véritable contact social et s'en accommoder. Trouver ce qui me permettrait d'affronter ma propre solitude.

Les pièces puaient l'ennui et le vieux pyjama rayé, visiblement mon père n'avait eu aucun moyen de passer à travers les murs de sa prison.

J'ai jeté un œil au courrier qui traînait sur la table du séjour. Une facture EDF, des prospectus, grande braderie de printemps chez Stop Affaires, le mois des champions à Carrefour. Une lettre de sa mutuelle le relançait afin qu'il souscrive une convention obsèques. Je me suis pris à maudire le type qui signait cette lettre, un dénommé Pierre Hyest, qui n'avait pas su se montrer suffisamment persuasif, mon père n'ayant en effet entamé aucune démarche pour me faciliter la vie au moment de son décès.

Sur le dossier d'une chaise, j'ai retrouvé le gilet de laine qu'il n'avait pas quitté durant les dernières années. Son ultime uniforme...

Je me suis ensuite attardé sur les photos qui remplissaient deux cadres en plastique remisés dans un tiroir du buffet. Des clichés qui dataient d'avant maman. On y voyait mon père en tenue militaire prenant la pose au sommet d'une dune, son fusil MAS en bandoulière. Il m'est apparu plus grand, élancé. Etait-ce dû à la prise de vue en légère contre-plongée ou au fait qu'il se tenait droit? Cela m'a surpris, moi qui ne l'avais jamais connu que le dos plié, semblant se pencher davantage, d'année en année, sur le trou béant laissé par le départ de maman. Il souriait qui plus est, le visage enjoué, comme jamais je ne l'avais vu de toute mon enfance. A croire que son plus grand bonheur, il l'avait connu là-bas dans le grand sud tunisien, à portée de fusil des fellaghas.

Attiré par une lourde odeur qui émanait de la poubelle de la cuisine, j'ai découvert les restes d'une boîte de cassoulet et l'emballage froissé d'une Vache qui rit. Cela m'a attristé de constater qu'il était parti avec ça dans le ventre.

Je suis sorti prendre l'air dans le jardin. Il n'était plus entretenu depuis un bout de temps déjà. Quelques pots vides traînaient çà et là, sans doute renversés par le vent. De hautes herbes rendaient la progression difficile sur ce qui restait de l'allée gravillonnée. Une petite pluie fine m'a obligé à trouver refuge dans le cabanon blotti au fond du jardin qui lui servait d'atelier de bricolage. L'ordre qui y régnait contrastait avec l'espace végétal anarchique que je venais de traverser. Chaque outil prenait place sur un tableau de bois portant des numéros.

C'est en voulant saisir un tournevis que j'ai accroché avec ma manche une antique boîte de galettes Mont Saint-Michel qui a dégringolé de l'étagère où elle était posée, déversant son contenu sur le sol de terre battue: quelques flocons de polystyrène et, au milieu, une grenade défensive quadrillée de couleur mate.

Je restai quelques secondes pétrifié, ne sachant que faire, le regard braqué sur l'objet de forme oblongue. Sa masse sombre se détachait parfaitement sur le sol jaunâtre. Quelques centimètres à droite, le visage à moitié mangé par la poussière, la Bretonne du couvercle me souriait, me semblait-il, d'un air narquois, un rictus qui paraissait vouloir dire vas-y, prends-la si t'es un homme!

Quand je suis rentré chez moi, j'ai tout de suite pensé au rond de serviette. Il se trouvait que j'en avais un en ma possession, en vieil argent, gravé jadis à mes initiales. Il était si usé que les lettres avaient pratiquement disparu. Le L ressemblait à un I et le F à un T. Tout un symbole en somme. Qui étais-je vraiment? Avais-je encore quelque chose à voir avec ce jeune garçon plein d'espoir à qui on avait offert un set de table pour sa communion? J'avais tellement changé.

Je montai dans ma chambre, vidai une étagère de l'armoire, celle où j'entassais mes slips, et posai bien au milieu de la tablette le cercle métallique.

Mes mains tremblèrent un peu lorsque, avec la plus grande délicatesse possible, je positionnai la grenade debout au creux de l'anneau d'argent.

Je refermai l'armoire, m'adossai contre elle. Mon sang battait dans mes tempes. Je sentis une douce chaleur m'envahir les reins. Quelque chose palpitait derrière moi.

Les jours suivants, cela devint comme un jeu, une connivence entre elle et moi, le clin d'œil du matin au milieu des gestes quotidiens, du goût âcre du café, de l'odeur du pyjama à l'entrejambe, de la tignasse ébouriffée, le nez à nez avec elle à chaque fois que, par habitude, j'ouvrais l'armoire pour prendre un slip propre.

Je restais quelques instants à l'observer, sans oser la toucher. Sa peinture vert foncé piquée de minuscules points de rouille souffrait du poids des années. On eût dit la peau d'un batracien. Quant à l'anneau de la goupille, il figurait un œil de cyclope semblant me fixer. Elle avait vraiment une drôle de gueule. Comme moi. Somme toute, on était fait pour s'entendre.

- Désolé, mais vous devez fournir le formulaire F250.

- Vous pouvez peut-être clôturer le dossier quand même...

- Je vous le répète, pas de déclaration F250, pas de clôture. Personne suivante s'il vous plaît?...

Je froissai nerveusement mon ticket. Numéro 218.

C'était un sale type plutôt chétif, au regard terne, qui essayait de se donner de l'importance en opposant un refus buté. Que la personne en face de lui, derrière la vitre, eût perdu son père, il n'en avait visiblement rien à faire.

- Personne suivante, s'il vous plaît?...

Je sentis m'envelopper l'haleine fétide du 219. Une envie subite de balancer quelque chose dans la vitre de l'hygiaphone me prît violemment. Je n'en pouvais plus. Ça tapait dur dans mon crâne. Peut-être le manque de sommeil. Faut dire que je n'avais pas beaucoup dormi ces derniers jours. Je parvins à me contenir mais une vision s'imposa à moi alors que je quittai les lieux cahin-caha, l'œil était dans l'armoire et me regardait.

Une fois dehors sur le trottoir, devant la masse de béton écrasante du bâtiment administratif, seul, alors que la pluie tombait en une multitude de crachats sur ma figure, je sentis comme un poids immense, une extrême lassitude, me tomber dessus. Mes jambes se mirent à trembler, ma respiration à s'emballer. Il eut été alors facile d'appuyer onze fois sur les touches d'un téléphone portable et entendre la voix d'un ami, des paroles réconfortantes. Mais je n'avais pas d'ami, je venais de perdre la seule personne qui me connaissait un peu et je n'avais jamais possédé de portable. Ce fut à cet instant précis que je pensai à elle et que je pris la décision de ne plus m'en séparer.

Je me suis mis à faire souvent le même rêve. A peu près une nuit sur deux. Je suis dans un vaste hall. Une gare peut-être, un aéroport. Je me tiens immobile au milieu des gens qui passent autour de moi, affairés, indifférents. Je les regarde, leurs trajectoires désordonnées qui se croisent, on dirait un champ d'électrons excités ou bien un nuage de ces petites bestioles qui s'agitent sous les arbres, l'été. Difficile de fixer mon attention sur un seul individu. Ils n'ont pas de visages, sont interchangeables. Régulièrement, l'un d'eux vient me percuter, manquant de peu me faire tomber. Je vacille mais parviens à récupérer ma station debout parfaitement immobile. Courageusement. Jusqu'au moment où je n'en puis plus. Alors, je sors la grenade de ma poche, la caresse longuement, la fait passer d'une main à l'autre puis la dégoupille. Je compte les secondes. A cinq, une explosion terrible me fait vibrer tout le corps. Des hurlements stridents emplissent l'espace. Alors, je vois très bien comme en zoom ralenti les éclats de métal venir plonger dans les masses qui m'entourent, déchirer les peaux, arracher des membres, trancher la viande. Le silence s'abat ensuite, d'un coup, sur une marée de corps sanguinolents. Je suis toujours debout. Indemne.

Il s'agissait d'un rêve, je vous dis, pas d'un cauchemar.

Dans un premier temps, c'est incroyable comme la perception du monde peut s'avérer différente lorsqu'on n'est plus seul et qu'on sait que l'être qui partage notre vie est la force incarnée. On se prend à espérer, on commence à imaginer un changement possible, à croire qu'on aura le courage de résister. Il suffit pour cela de tendre la main vers cet être et c'est instantané, le réchauffement s'opère au plus profond du corps, on les sent fondre les piques de glace acérés qui nous meurtrissaient le cœur quelques secondes auparavant. On le méprise ce type qui double toute la file pour se rabattre au dernier moment, celui-ci qui n'a pas lu le livre et qui se permet d'y porter un jugement ou encore cet autre-là qui vous considère en fonction de votre salaire et elle, elles, qui ne vous regardent pas et préfèrent minauder avec l'autre, là, qui double la file d'attente, qui n'a pas lu et qui gagne un pognon fou. La colère monte, et redescend aussitôt. Dans la poche.

Tout ça n'a pas tenu longtemps. Ce n'est pas faute d'avoir espéré. Je m'étais bien imaginé, quoique j'eusse été certain que l'équilibre était précaire, continuer ainsi des années durant. Pourtant, j'aurais dû m'en souvenir. Ça fait un bout de temps mais c'est tellement ancré profondément en moi. J'avais trois ans. Premier jour d'école. Premier contact avec l'autre. Ses cris stridents en spirale dans mes oreilles, l'odeur écoeurante de sa pisse, l'omniprésence de sa salive, partout. Mon espace et mon temps piétinés par l'autre. La journée, une interminable traversée, le bout du monde à atteindre sans la moindre caresse qui aurait pu jouer le rôle d'une poussée salvatrice de vent arrière. Le lendemain, les jours suivants encore.

Et longtemps après, s'agripper à une forme arrondie, une bouée, comme un enfant suspendu au sein maternel. Jusqu'à ce que l'autre ne vous en détache.

Et se retrouver là, échoué.

Mon manteau est idéal, ample, avec de larges pans comme des ailes de chauve-souris qui pendent de chaque côté. Les poches sont suffisamment profondes pour ne rien dévoiler de leur contenu.

J'ai beau me scruter dans la glace murale au fond de la salle, je ne vois rien susceptible de me trahir. Juste une légère déformation au niveau de la poche droite, tout à fait insignifiante, qui pourrait être occasionnée par un mouchoir en tissu roulé en boule, un paquet de cigarettes, un bonnet. J'observe mon visage. Rien de particulier là non plus. J'ai vraiment l'air de quelqu'un qui n'a pas d'air.

Tout à l'heure, j'ai eu l'envie irrépressible de sortir, de marcher dans la rue. Voir du monde. J'ai poussé la porte du Balto, me suis intercalé au comptoir. J'ai commandé un café.

Beaucoup d'agitation et de bruit autour du zinc. C'est l'heure de l'apéro. Nous sommes serrés, les corps si proches, les odeurs mélangées. Vraiment, ça n'a jamais été dans mes habitudes de me mêler ainsi aux autres. Pourtant, je ne sais pas pourquoi, quelque chose d'irrésistible m'a conduit dans ce lieu. Il fallait peut-être que j'essaie une dernière tentative. Il me semble qu'il suffirait d'un rien. Quelques paroles qui changeraient le cours de ma vie. On dit tellement que les destins tiennent à peu de choses.

Au lieu de ça, pour la deuxième fois, le type qui gesticule en discutant à côté de moi me bouscule. Ne prend pas la peine de s'excuser. Cela ne peut plus durer. Vous qui avez pris du temps pour m'écouter et essayer de me comprendre, le moment est venu où vous pouvez peut-être m'aider. Que devrai-je faire si cet homme me bouscule encore une fois? Je vous écoute, que feriez-vous dans la même situation si, de nouveau, il venait à vous provoquer de la sorte? Vous vous rendez bien compte que je ne peux plus supporter tout ça. Que me conseillez-vous, alors?

Je glisse la main dans ma poche, mes doigts effleurent le métal froid de la grenade. Je sens mon cœur qui cogne fort dans ma poitrine, qui fait boum, boum.

Boum...

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