mardi 30 décembre 2008

Je ne voulais pas manquer l’arrivée de l’orage, Frédérique Trigodet


Ce dont je me souviens, avec le plus de justesse, c’est du poids du silence. La maison s’endormait dans la torpeur d’une fin de week-end. Ce n’était pas encore la veille du lundi et plus tout à fait dimanche. Je repensai aux cris et cavalcades de l’après-midi, savourant mon silence, cet îlot au creux duquel je me réfugiais dès qu’on m’en laissait la possibilité. Un calme salvateur pour affronter le reste du monde, les autres jours, dans l’autre vie.

Charlotte est passée une première fois dans le cadre de la porte ouverte, afin d’attirer mon attention. Assis à mon bureau, j’ai fait mine de ne pas la remarquer. Je n’étais pas d’humeur à reprendre nos chamailleries du dimanche. Pas envie de parler. Pas besoin de connaître le menu du repas, ni le programme télé. J’ai écouté son pas déçu, alourdi par la chaleur, qui l’entraînait vers la cuisine.

C’est là que l’air frais s’est engouffré par la fenêtre. Une respiration légère qui a couru, un parfum d’iris et de lilas à ses trousses. Le silence a pris de la consistance. Et, durant quelques minutes, le temps a paru s’immobiliser. Plus un bruit au-dehors, ni en-dedans. Plus un souffle alentour. J’ai posé mon livre. Pour attendre.

J’ai senti la présence de Charlotte dans la pièce d’à côté et j’ai imaginé son manège. Sa déambulation désœuvrée. La silhouette en contre-jour sur la baie lumineuse, regard perdu dans la contemplation de la campagne, fixant le lointain pour oublier qu’elle s’ennuyait. Elle a ses astuces pour chasser la pesanteur du dimanche, ce sentiment annonciateur de semaines effroyablement semblables aux précédentes.

A l’horizon, le ciel ardoise s’est partagé en deux, envahi de nuages gonflés, fermes et laiteux, pareils à des blancs en neige. Le goutte-à-goutte de la pluie a débuté comme un tapotement délicat de doigt : froissement de feuille, clapotis, cliquetis d’ardoise, crépitement de tôle…

Charlotte s’est arrêtée devant la porte. « Tu as vu, il pleut. » Sa voix monocorde a déchiré le silence qui précède l’orage, brisant le charme de l’averse débutante. J’ai regardé ma femme, debout sur le seuil. Je lui ai souri. « Viens t’asseoir. On verra plus tard pour le dîner ». Je voulais lui dire « Reste avec moi », mais je n’y suis pas arrivé. Elle est repartie sans un mot, dans la cuisine ou le salon, je ne l’ai pas suivie. Je ne voulais pas manquer l’arrivée de l’orage.

Un vent tourbillonnant a envahi le jardin et la maison, faisant claquer des portes. Une illumination blanche a lavé le ciel avant le grondement sec d’un éclair, dont l’écho est venu s’écraser contre un mur. Charlotte est apparue au milieu du bureau, comme un fantôme, une peur enfantine accrochée au visage. Tout près de moi. Je ne l’ai pas rassurée quand l’éclat de la grêle nous a enveloppés de son odeur froide. Elle a planté ses yeux dans les miens et elle a dit : « C’est trop tard. Je pars demain ». Le jour suivant, elle s’était envolée.

Notre histoire d’amour manquée a mis vingt ans à se fissurer, pour s’achever dans l’indifférence. Il n’a pas eu d’autre orage pendant l’été. Plus de silhouette dans le cadre de la porte. Pourtant, je garde un souvenir imprécis de cette soirée. En fait, ce dont je me souviens avec le plus de justesse, c’est du poids du silence.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire