mardi 30 décembre 2008

Chambre 22 (San Telmo), Ricardo Romero

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Sophie Spandonis

Pour la fille aux cheveux bleus

Mais entre, il vaut mieux que tu discutes avec la gardienne parce que moi, je vais te faire fuir, c’est sûr.

Ce que voulait dire l’homme, c’est que son visage maigre couvert d’une barbe de plusieurs jours, son pyjama sale et son sourire qui, plus que me montrer les quelques dents qui lui restaient, me les cachait, me feraient écarter la pension avant même de la voir, avant d’en connaître les prix et les conditions. Mais j’étais déjà effrayé. Non par lui, non par Juan. J’avais passé cinq nuits, le téléviseur allumé, dans un hôtel borgne de l’avenue Callao, à un demi pâté de maisons de l’avenue Corrientes. Pendant la journée, je visitais des pensions on ne peut plus tristes, des chambres humides dans lesquelles, pour m’étirer et allonger les bras, il fallait sortir de la pièce pour gagner des patios encore plus humides et petits. D’abord dans Once, puis en allant vers le Bajo, pour finir à San Telmo. Les pensions de Once étaient pleines de Péruviens qui souriaient beaucoup, infiniment, ou te regardaient comme si tu étais sur le point d’occuper leur chambre (mais ils ne s’en iraient pas pour autant, ils resteraient là, un peu plus tassés, dormant dans le coin le plus retiré du lit). Je me sentais plus étranger qu’eux. Mais ils ne me faisaient pas peur, eussent-ils partagé mon lit. Celles qui m’effrayaient, c’étaient les vieilles qui s’appuyaient contre les portes entrouvertes pour espionner les pas du « nouveau », les jeunes songeurs dans la cuisine qui paraissaient dormir debout devant un pot bouillonnant sur le fourneau, les regards translucides de certains qui te traversaient comme si tu n’étais pas là, et c’était mieux ainsi, parce que s’ils commençaient à te fixer… (Je me souviens d’un type blond de presque deux mètres, vérolé ; quand je passai à côté de lui avec la gardienne d’une pension de la rue Bernardo de Irigoyen, il sortit de sa rêverie pour me demander l’heure. Je ne l’avais pas. La gardienne me dit que c’était bien, qu’il ne fallait jamais rien avoir de ce qu’ils me demandaient). J’étais intimidé par les pensions silencieuses et presque vides, dans lesquelles la lumière n’était jamais suffisante, et qui portaient des noms comme Brise de mer. Il y avait de la brise, c’est sûr. J’avais peur des pensions pleines et bruyantes, avec des voix d’enfants que l’on ne voyait pas, et qui sur la porte, exhibaient un panneau disant : « Hôtel pour voyageurs. Places limitées ». On entrait, et on entendait un tel brouhaha de sandales invisibles, on voyait tant d’escaliers mal fichus et de chambres dans les recoins les plus invraisemblables, qu’il était impossible de croire ce panneau. Pourquoi mentionner que les places étaient limitées, si ce n’était pour mentir ? Dehors, les rues ne m’aidaient pas non plus. Maisons hautes et vieilles, balcons sur le point de s’écrouler sous le poids du linge accroché, objets inclassables et rouillés qui faisaient office de fantômes parce que les véritables fantômes grelottaient en d’autres lieux, arbustes tordus poussant sur les corniches, herbes incroyables lézardant les murs, et soudain ces lumières qui s’allumaient sur mon chemin et s’éteignaient immédiatement, à la fois délatrices et amnésiques. J’avais visité plus de vingt pensions et, chaque fois, le vertige s’accentuait devant cette irréalité faite de parquets craquants et de murs gras, à l’intérieur desquels battaient de vieilles canalisations. Je n’ai jamais été superstitieux ni sujet aux tourments diurnes d’un cauchemar, mais tout sceptique que je fusse, je m’étais jeté dans la crédulité comme quelqu’un se jette dans un lac obscur et froid sans savoir nager. Maladroit, très maladroit, et la tête la première. Par chance, ce matin-là, j’étais arrivé dans la pension de San Telmo en pensant que j’étais toujours dans Montserrat, et là se trouvait Juan, avec sa verticalité précaire, désaccoutumée, et le sourire le plus laid et le plus réel que j’avais jamais vu de ma vie.

Par fatigue, parce que quelqu’un avait mis un mot sur ma peur, je finis par m’installer dans cette pension.

C’était une vieille maison, mais bien tenue. Elle avait appartenue à une congrégation de bonnes sœurs qui en avaient fait un hospice pour vieux. Dans les chambres, il y avait des sonnettes inutilisables et des portes condamnées qui avaient servi à raccourcir le chemin. Elle se trouvait au coin des rues Carlos Calvo et Tacuarí, et si sur Tacuarí régnait encore une certaine ferveur commerçante provenant du centre, sur Carlos Calvo, mis à part une épicerie, un supermarché chinois et un parking, il n’y avait que des maisons squattées et des maisons insquattables. La chambre individuelle que j’avais louée au premier étage pour deux cents pesos, avait une fenêtre qui me permettait de voir Carlos Calvo jusqu’au Bajo. De ce côté-là, un seul édifice, au milieu du pâté de maisons, incarnait la seconde moitié du XXe siècle. Tous les autres formaient un horizon de terrasses sur lesquelles s’accumulaient des meubles inutilisés, des caisses de bouteilles, des baignoires et de vieilles antennes de télévision. C’était ça mon paysage. Désormais, moi aussi je devenais l’un de ces fantômes que quiconque passerait dans la rue regarderait avec appréhension. Il regarderait du coin de l’œil en espérant que le fantôme fût un fantôme. Que sa misère, son ennui ou sa douleur ne fussent pas de ce monde. Je m’éloignai de la fenêtre et me collai contre l’une des portes condamnées pour écouter. De l’autre côté, aucun bruit ne montait. En bas, Vicky, la gardienne, discutait avec Juan.

Juan était un retraité de la Marine, un sergent chargé des tâches administratives qui, entre autres choses, avait été secrétaire d’Astiz en Afrique du Sud. Maintenant, il avait entre cinquante-cinq et soixante ans et passait ses journées allongé sur son lit. Ce matin-là, il avait fait une exception et s’était levé pour répondre à la sonnette. Vicky en avait profité et l’avait obligé à rester hors de la pièce pour la nettoyer et changer les draps. Cela faisait deux mois que Juan ne le lui avait pas permis. Ce jour-là, je descendis et, pendant que Vicky terminait de laver, j’essayai de distraire un peu Juan, pour qu’il cessât de crier. Nous devînmes amis. Durant les premières semaines, lorsque je n’étais pas avec lui, je m’asseyais sur le garde-corps de ma fenêtre. C’était déjà ma fenêtre. En plus du paysage de terrasses, sur la rue, je pouvais voir en permanence quelques-uns des occupants du squatt le plus proche de la pension, un groupe d’adolescents menés par un type énorme. Ils étaient dehors presque toute la journée, écoutant à fond les Redondos et de la cumbia villera; ils criaient, riaient, buvaient de la bière et faisaient partie du spectacle de ma compassion. Ce que j’appelais « un état d’âme Topaze » : j’avais pitié de moi, en pensant que j’avais pitié de tous. Mais brusquement, une après-midi, apparut la fille aux cheveux bleus, qui traversa le groupe d’adolescents, sans presque leur prêter attention, tournant à peine la tête pour saluer le gros qui trônait sur les marches de l’entrée. Le gros répondit à son salut et les adolescents la laissèrent passer. La fille aux cheveux bleus vivait dans la pension, je l’avais déjà vue, mais je n’avais pas pu l’observer avec attention parce qu’elle ne restait jamais en place. Elle ne cuisinait pas, ne regardait jamais la télévision quelle que fût l’heure, ne parlait à personne (plus tard, je saurais qu’elle regardait des dessins animés à sept heures du matin). Elle était un éclair qui, à pas courts et rapides, disparaissait dans sa chambre.

Elle te plaît, me dit Juan, quand je lui parlai du respect étrange que j’avais découvert chez le gros.- Comment me plairait-elle si je ne peux jamais voir son visage ?C’est pour ça qu’elle te plaît.

Juan adorait ce type de réponse. Ensuite, il me demanda de lui en raconter un peu plus sur ce que j’avais vu entre le gros et elle. Il avait fait de moi son lien avec le monde. C’était toujours ça. Le gros et ses petits camarades étaient d’orgueilleux délinquants. Ils volaient et vendaient ce qu’ils volaient, et opéraient rarement dans le quartier, seulement quand une voiture stationnait dans le coin sans protection. Les propriétaires de voitures pouvaient voir qui c’était, ou du moins où se fourraient ceux qui avaient cassé la vitre et volé l’autoradio, et s’ils ne le savaient pas, la femme de l’épicerie le leur dirait, mais ils préféraient s’en aller en murmurant des injures. Pour ma part, chaque fois que je passais, le gros me demandait des pièces et je ne lui en donnais pas, me souvenant du conseil de la gardienne de la pension de la rue Bernardo de Irigoyen. Le gros avait les bras couverts de cicatrices parce que chaque fois que la police venait le chercher, il se réfugiait chez lui et se coupait en criant qu’il avait le sida. Durant les semaines que j’avais passées dans la pension, j’avais déjà eu l’occasion d’assister à l’une de ces scènes. On ne voyait pas le gros mais l’on entendait ses cris. Finalement, les policiers renonçaient.

- Tu vas voir, quand je la croise, comme je la mets en pétard, me dit Juan, alors qu’il portait à sa bouche une cuiller débordant de lentilles.

Son sourire était laid et je mis un certain temps à comprendre qu’il parlait de la fille aux cheveux bleus.

Juan était malade. Il avait des problèmes circulatoires qui affectaient l’une de ses jambes, et il voulait mourir. Il avait de la famille à La Rioja, mais cela faisait longtemps qu’il l’évitait, et de fait, jusqu’à ce qu’il fût interné, elle ne sut pas où il avait vécu ces dernières années. Les bons jours, je réussissais à le faire sortir de sa pièce, en l’appâtant avec un bon repas, en général un guiso. C’était l’hiver, et les guisos ont toujours renvoyé pour moi à la chaleur du foyer. J’étais inspiré, et dans le froid de ces semaines-là, je les réussis mieux que jamais. Je n’ai plus cuisiné de guisos comme ça depuis. Les mauvais jours, Juan ne voulait pas même ouvrir la porte, et si l’on insistait, il tapait de l’autre côté et criait qu’on le laissât en paix, qu’il payait sa chambre et que s’il voulait y mourir, il en avait entièrement le droit.

Il me raconta beaucoup d’histoires du temps de son service. Comment il était arrivé de La Rioja et peu à peu avait construit une petite carrière à partir de rien. Il me raconta des histoires terribles que j’ai oubliées. Depuis le début, j’ai su qu’il me les racontait pour que je les oublie, parce que lui ne pouvait y parvenir. Ce n’étaient pas des histoires terribles en soi, elles étaient terribles dans leurs détails, qui permettaient d’entrevoir ce qu’il y avait derrière. Juan était arrivé tard à sa condition de Bartleby, et depuis qu’il claudiquait dans la douleur (parce qu’il claudiquait même en étant assis), il essayait de signifier clairement qu’il préférait ne pas le faire.

- Mais regarde qui vient nous rendre visite, tu ne veux pas voir comment est mon pied ?

J’ignorai la maladie de Juan jusqu’à ce qu’un midi la fille aux cheveux bleus apparût dans la salle à manger et s’arrêtât net à la porte. Avant qu’elle n’ait pu réagir, Juan retira sa savate et sa chaussette et lui montra son pied noir. La fille aux cheveux bleus l’insulta et s’en fut comme elle était venue, à pas courts et rapides. Juan riait. Moi non. Je pensais que j’avais enfin vu le visage de la fille aux cheveux bleus.

Parfois, les discussions devenaient philosophiques.

- Les seules femmes qui tombèrent amoureuses de moi, le furent juste parce qu’on pouvait tomber amoureuse de moi.

- Ce n’est pas très sympathique pour ces femmes.

Une après-midi que Juan était particulièrement de bonne humeur, il échangea son pyjama contre un costume usé, mit des espadrilles et appela un taxi depuis la pension. Il me demanda de l’accompagner sans me dire où nous allions. Quand nous sortîmes, en passant par chez Vicky, il se pencha et dit : « Fais-toi plaisir, nettoie ma chambre, espèce de sorcière ». Ils rirent tous les deux.

Quand le taxi arriva, je l’aidai à monter.

- Prends la rue Estados Unidos et tourne sur la rue Perú, lui indiqua Juan.

C’était à quatre pâtés de maison. À peine avait-on tourné sur la rue Perú, qu’il le fit s’arrêter.

- Là, c’est bon.

Le chauffeur de taxi le regarda d’abord dans le rétroviseur et, voyant qu’il était sérieux, il se retourna et s’adressa à moi.

- Vous vous foutez de moi, mon gars ?

Juan vint à ma rescousse.

- Non, fait comme si nous continuions le chemin. Fait tourner le compteur jusqu’à dix pesos et voilà. Prends.

Mais le chauffeur de taxi n’apprécia pas. Nous descendîmes. Quand Juan put se tenir debout, il m’indiqua un vieil immeuble. C’était une pension, je me souvenais d’être passé par là.

- C’est là que vit ma fiancée, me dit-il.

Sa fiancée s’appelait Leticia et elle était bien plus âgée que lui. Elle avait vécu dans notre pension jusqu’à ce que Vicky ne la chasse parce qu’elle se disputait avec tout le monde, espionnait et se mêlait de la vie de tous les locataires. C’était avant que je n’arrive. Je demandai à Juan s’il était en colère contre Vicky à cause de ça et il me répondit qu’il ne pourrait jamais se mettre en colère contre elle. « En plus, elle m’a fait une faveur », me dit-il.

La pension était obscure et même si elle ne s’appelait pas brise de je ne sais quoi, un vent glacial soufflait dans les couloirs à hauteur des pieds. Nous fûmes reçus par un Péruvien, et Juan demanda Leticia. Nous attendîmes. Leticia apparut, rayonnante. Elle devait avoir vingt ans de plus que Juan. Elle n’avait pas l’air d’une vieille indiscrète. Elle nous fit entrer dans sa chambre et pendant un long moment, nous restâmes silencieux, tous les trois, en souriant. Puis Juan lui dit que je sortais avec la fille aux cheveux bleus. Leticia dit « Aaaaaaahhh » et acquiesça. Moi, je ne dis rien. Juan fut le premier à se rendre compte qu’il allait se passer quelque chose entre la fille aux cheveux bleus et moi. Ensuite, c’est moi qui m’en rendis compte, puis les autres, ceux de la pension, et pour finir la fille aux cheveux bleus.

- Tu veux un petit sanduiche ?

La chambre était si petite que je ne pouvais rien vouloir. Je lui dis que non, je la remerciai. Juan demanda à la femme des nouvelles de ses enfants et elle montra les photos qu’elle avait sur la table de nuit, celles qu’à coup sûr elle lui montrait toujours. Sa fille vivait aux États-Unis, son fils à Bariloche. Son fils lui avait rendu visite peu de temps avant et lui avait offert le réfrigérateur qui se trouvait dans un coin (dans cette chambre, tout était un coin).

- Vraiment, tu ne veux pas un petit sanduiche ?

Sans me laisser le temps de répondre, elle ouvrit le réfrigérateur et sortit un emballage en papier. Dedans, il y avait un sandwich de pain de mie, elle m’en offrit la moitié. Il était à l’œuf et au fromage, ou du moins le paraissait. Quand nous sortîmes, je dis à Juan que sa fiancée m’avait sûrement empoisonné.

- Non, me dit-il. Elle voulait surtout te montrer le réfrigérateur.

Deux mois après mon arrivée dans la pension, Juan fut interné à l’hôpital Naval. On devait l’amputer de son pied noir. Je lui rendis visite quatre fois, une fois avant qu’ils ne l’amputent, et les trois autres après. La première fois, j’y allai avec Vicky et la fille aux cheveux bleus. Il ne se passait toujours rien entre nous, mais quand je descendis chercher Vicky, elles m’attendaient toutes les deux. Juan lui montra de nouveau son pied noir et nous nous mîmes tous à rire. Elle se couvrait les yeux en disant « Assez, assez », mais elle ne s’en alla pas. Juan avait très peur et ne pouvait quasiment pas manger. Là, nous apprîmes qu’il avait un ulcère de la taille de sa tête. Il était maigre, très maigre, et avait des accès de mauvaise humeur. Il se plaignait des cachets qu’on lui faisait prendre et du traitement prodigué par les infirmières. Pendant le moment où nous restâmes, il ne pleura pas.

Quand nous sortîmes, nous décidâmes de lui faire un cadeau. Dans la pension, nous réunîmes de l’argent à nous trois et quelques autres locataires, et le dimanche, je me rendis à la Foire de San Telmo avec la fille aux cheveux bleus. Nous cherchions une casquette de capitaine. Nous la trouvâmes dans un magasin de déguisements et de vêtements usagés de toutes sortes. Elle était un peu abîmée mais elle faisait un effet impeccable. C’était une belle casquette de capitaine. En revenant à la pension, nous passâmes devant le gros et ses petits camarades. Le gros me regarda bizarrement, et depuis ce jour ne me demanda plus de pièces, et s’il le faisait c’était un peu comme en souvenir d’une vieille plaisanterie entre nous. Ils finirent par embarquer le gros un an plus tard. Il avait été emprisonné plusieurs fois pendant quelques semaines mais revenait toujours. La dernière fois, visiblement, il avait fait quelque chose d’autre. Neuf véhicules de patrouille bloquèrent la rue. Le gros se coupa les bras comme d’habitude et se mit à crier. Après un bon moment, ils réussirent à le faire sortir, le frappèrent en plusieurs endroits et le mirent à terre. Il continua de se débattre jusqu’à ce qu’ils tirassent plusieurs balles de caoutchouc. Ils appuyaient un pied contre son dos et tiraient sur lui. Il se tint tranquille, si tranquille qu’ils ne pouvaient plus le lever. Quand ils y parvinrent, ils ne purent le mettre dans le véhicule de patrouille. Il était trop grand. Ils durent arrêter une camionnette, le charger par derrière et embarquer le conducteur comme témoin. Quand ce fut fait, quelqu’un cria « Libérez Willy ! », depuis l’un des balcons de l’édifice le plus haut du pâté de maisons. Tous, de la pension, nous étions sur la terrasse. Nous fûmes quelques-uns à rire et à ressentir de la honte aussi. La fille aux cheveux bleus n’était pas là.

Juan fut ravi de sa casquette. Ce jour-là, nous étions quatre, Vicky, la fille aux cheveux bleus, Leticia et moi. Avec la casquette, sa laideur semblait prendre sens, même si son sourire amaigri était plus difficile à regarder que son moignon. La fille aux cheveux bleus s’évanouit presque quand il leva la jambe et le lui montra. Vicky l’accompagna prendre l’air et nous restâmes seuls, Juan et moi. Leticia regardait par la fenêtre. Ensuite, elle dirait qu’elle n’avait pas vu une aussi belle fenêtre depuis longtemps, mais pour le moment, elle se contentait de regarder.

- Ça y est ? Vous sortez ensemble ?

- Non, répondis-je.

Nous rigolâmes tous les deux.

Les deux autres visites, je les fis seul. Quand il n’y avait personne d’autre, il m’était plus facile de le faire rire. Il me raconta que les gens de l’hôpital avait contacté les membres de sa famille, et que dans quelques jours ils viendraient le chercher pour le ramener à La Rioja. Juan ne voulait pas s’en aller avec eux, il disait qu’ils voulaient mettre la main sur sa pension de mille cinq cents pesos. Il allait un peu mieux, était plus tranquille, et paraissait presque enthousiaste quand il parlait de la prothèse qu’on allait lui poser. La famille arriva avec un jour d’avance et nous ne pûmes nous dire adieu, mais nous nous parlâmes plusieurs fois au téléphone. Puis, nous cessâmes tous les deux d’appeler. Par téléphone aussi, je le faisais rire, et je lui racontais comment ça allait avec la fille aux cheveux bleus. Il était attentif, et me disait que sa famille le traitait comme un duc, et qu’il n’était plus déprimé. « Parce que les médecins m’ont dit que j’étais déprimé », me dit-il. Mais il était évident que sa famille lui paraissait plus étrange que sa prothèse. C’était peut-être une bonne chose.

Après le départ de Juan, les gens allèrent et vinrent, et moi je restai là, toujours sans travail et sans pouvoir profiter du temps libre pour écrire ou lire. Avec Ernesto, le Cubain, nous nous saoulions des jours durant. Avec lui aussi, nous fîmes de la figuration dans un feuilleton télé intitulé Betania et nous jouâmes une infinité de parties de escobas de quince. Un jour, assis sur le garde-corps de la fenêtre, je me souvins de la peur. Désormais j’étais à l’intérieur de la peur, et la peur me protégeait, elle me permettait de me sentir bien. Si je descendais dans la cuisine, je rencontrerais un type songeur devant un pot bouillonnant sur le fourneau. Sur le chemin, Leticia m’espionnerait par la porte entrouverte, et m’accuserait ensuite d’avoir volé un paquet de pâtes dans son panier. Vicky l’avait laissée revenir. Si je restais dans la cuisine le temps suffisant, le type sourirait et me parlerait. Je pourrais aussi être tenté, et voler pour de bon le paquet de pâtes de Leticia. J’habitais la peur, les sandales invisibles, les balcons déglingués, les lumières qui s’allumaient sur mon passage, les bruits secrets des murs. Le gros ne me manquait pas mais je pouvais identifier son absence. Dans la pièce de Juan, il y avait maintenant un cuisinier. Je m’approchai de l’une des portes condamnées et m’y collai pour voir si j’entendais quelque chose. Je ne perçus rien. Je ne sais combien de temps je me tins ainsi, essayant d’entendre. « Qu’est-ce que tu fais ? », me demanda-t-elle. Je me retournai et souris : « Rien », répondis-je. La fille aux cheveux bleus venait de se réveiller dans mon lit.

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